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le violoneux de la sapinière.

Dans cette intimité, Sylvanie n’était pas en premier ; elle ne dominait pas, comme cela lui était arrivé dans toutes ses autres liaisons. Pourtant sa nouvelle amie faisait beaucoup plus de fautes qu’elle dans ses dictées et dans ses problèmes, et elle confondait volontiers les dates et les latitudes ; de plus son nom, Octavie Farrochon, ne pouvait se prêter à aucune prétention nobiliaire. Sylvanie constatait tout cela en elle-même avec satisfaction, mais cela ne l’empêchait pas de s’incliner devant l’écrasante supériorité de Mlle Octavie en fait de toilette, de langage, de manières, de coiffure et surtout d’aplomb. Elle avait, il est vrai, dû modifier un peu son costume, et le merveilleux petit chapeau n’avait pas de raison d’être dans les jardins du couvent ; mais sous prétexte de myopie elle avait conservé son lorgnon, et elle trouvait moyen en cachette de sortir vivement de sa poche sa boîte de poudre d’or pour se saupoudrer les cheveux, et sa houppe à poudre de riz pour s’enfariner le visage. Elle ne mettait pas moins d’adresse à refaire ses sourcils et les veines de ses tempes, ainsi qu’à rafraîchir la couleur de ses joues ; c’étaient les seules choses pour lesquelles elle eût de la vivacité, car pour tout le reste elle se prétendait toujours accablée de froid, de chaud, de fatigue, d’ennui ou de migraine. Sylvanie ne pouvait l’égaler en rien de tout cela ; elle ne possédait pas les ingrédients nécessaires pour détériorer son visage, et elle avait depuis trop longtemps l’habitude de se bien porter pour réussir dans ce rôle de femme nerveuse et toujours souffrante. Elle s’en dédommageait en écoutant les pompeux récits de Mlle Octavie, et le cœur lui battait à l’espoir que cette amie pourrait lui ouvrir les portes de ce paradis qu’elle entrevoyait dans ses rêves, paradis où toutes les femmes, et elle plus que les autres, portaient de grands chignons, de petits chapeaux, des robes à queue, des cannes à pommes d’or et de hautes bottines. Le plaisir d’écouter, elle pouvait le savourer à son aise, car Mlle Farrochon aimait beaucoup à parler — d’elle-même, bien entendu.

« Sans vous, en vérité, ma chère, lui disait-elle avec une tendresse pleine de condescendance, je ne sais si j’aurais pu supporter mon exil. Vous êtes la seule personne civilisée que j’aie rencontrée ici : il vous manque bien des choses certainement, mais l’usage du monde vous les donnera. Mais toutes ces petites filles ! comme c’est mis ! quel langage ! quelles préoccupations vulgaires ! elles ne savent rien de rien ! Croiriez-vous que cette grande Marthe, qui a la tête de plus que vous, m’a demandé ce matin si ma broche avait reçu de la fumée