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le violoneux de la sapinière.

puis il était encore bien matin pour être déjà si en colère. Elle glapissait de sa voix la plus aiguë ; une voix d’homme, rude et bourrue, lui répondait ; une troisième voix, enrouée comme celle d’un jeune coq, évidemment la voix d’un garçon de quinze ou seize ans, se mêlait à la dispute, et par moments les sanglots d’un enfant complétaient le concert. De plus, il faut croire que cette scène avait commencé au moment où la mère Tarnaud allait distribuer le blé noir à ses volailles, car toutes les bêtes emplumées, poules, poussins et coqs, oies et jars, canes, canards et canetons, piaillaient, caquetaient et s’égosillaient avec impatience dans la cour. Vraiment la maison du ménétrier était en révolution ce jour-là.

Il faut convenir qu’il y avait de quoi. Julien Tarnaud n’était pas rentré de la nuit : il n’y avait là rien de bien étonnant, puisqu’on était en carnaval et qu’il avait fait danser toute la soirée les gars et les filles de Saint-Florent-des-Bois. La mère Tarnaud et ses deux garçons s’étaient donc couchés bien tranquillement, pensant que le bal avait fini trop tard pour que l’homme pût revenir ; mais le matin, à peine étaient-ils debout, qu’on leur avait rapporté le ménétrier et son violon.

Le violon n’avait pas de mal, mais le ménétrier avait une jambe cassée. On l’avait trouvé couché en travers de la route ; une roue de voiture avait dû passer sur lui, car la nuit avait été très-noire, et on ne l’avait certainement pas vu, si, comme on pouvait facilement le deviner, il s’était endormi là en revenant chez lui, la tête lourde de trop de vin. Le pauvre homme ne pouvait rien dire ; il avait senti un choc très-violent qui l’avait réveillé, et il avait entendu s’éloigner une voiture qui allait très-vite. Ses jambes le faisaient beaucoup souffrir, et il avait en vain essayé de se relever ou de se traîner sur le bord du chemin : heureusement qu’il n’était pas passé d’autres voitures, qui n’auraient pas manqué de l’achever. À cela sa femme répondait que ce n’eût pas été un malheur, la perte d’un vaurien, d’un ivrogne, d’un bon à rien qui en avait peut-être pour six mois à rester dans son lit sans gagner un sou. Julien, tout en sentant la justice de ces reproches, en trouvait la conclusion un peu sévère et essayait de se défendre. Le fils aîné faisait chorus avec sa mère, et le plus jeune pleurait sur la pierre du foyer. Tout à coup, celui-ci parut prendre une résolution subite : il essuya ses larmes avec sa manche, enfonça sur ses oreilles son bonnet de laine bleue, prit ses sabots à ses mains pour courir plus vite, et sortit de la maison. Il coupa à travers champs,