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le violoneux de la sapinière.

depuis l’Olivière jusqu’aux ruines des Fontenelles, la foule va, vient, s’agite ; les mendiants, aveugles ou boiteux, accroupis au bord des sentiers, disent leur chapelet ou chantent leur complainte ; les enfants disparaissent dans les hautes herbes pour y moissonner les marguerites et les myosotis ; les hommes, appuyés sur leur bâton de houx, devisent de la prochaine récolte, et les femmes s’en vont rouler leurs petits enfants, pour les préserver de la peur, sur le tombeau de Mme Béatrix.

Le tombeau de Mme Béatrix, comtesse de Talmont, est dans l’église même de l’ancienne abbaye des Fontenelles, qu’elle enrichit pour faire pénitence d’avoir mangé beaucoup de petits enfants. Il y a d’autres pierres tombales dans l’église, et les pas ont à demi effacé les effigies qui y étaient gravées. On distingue encore un peu la crosse d’un abbé, la cuirasse et l’épée d’un chevalier ; mais les noms ont disparu, et personne n’en a gardé le souvenir. Seule Mme Béatrix a pour son tombeau une niche profonde, creusée dans le mur à gauche, non loin de l’autel ; elle dort sous un arceau de pierre, dans une belle tombe sculptée ; sa statue y est couchée en vêtements de comtesse, la tête appuyée sur un oreiller et les pieds sur un chien. Autour du socle du tombeau, des niches contiennent des enfants, mieux conservés que la statue de la châtelaine, sur laquelle tant de gens ont grimpé qu’elle n’a presque plus figure humaine. La vieille église s’effondre de plus en plus ; le sol est jonché de pierres tombées des voûtes ; et dans la partie restée solide, un tonnelier ajuste ses douves.

Il ne reste de l’abbaye que les murs du cloître, entourant une grande cour carrée : un puits est au milieu. Il ne contient plus d’eau, et l’arceau en fer ouvragé qui soutenait la poulie et la corde, s’incline de côté, accompagnant la chute d’une partie de la margelle. Les plantes sauvages ornent tout cela, et le lierre fait des rideaux aux fenêtres du cloître.

Emmanuel n’était point amateur d’architecture, et les ruines les plus pittoresques ne l’attiraient pas ; il passa donc près de l’abbaye sans y entrer et alla voir sauter le ruisseau, puis il se promena çà et là, faisant des études comparatives sur les gâteaux et les bâtons de sucre de telle ou telle marchande. Il arriva à la grande allée de chênes au moment où une contredanse finissait, et il aperçut Ambroise rouge et ruisselant, qui descendait de son tonneau. En deux bonds il fut près de lui, et lui tapant sur l’épaule :