Page:Colomb - Le violoneux de la Sapinière, 1893.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
97
le violoneux de la sapinière.

qu’un ménétrier ordinaire, jouant toujours les mêmes airs, et les jouant à force de les avoir entendus ! Il lui sembla que tout devenait noir autour de lui, et qu’il n’y avait pas au monde de bonheur pour ceux qui ne savaient pas lire. Il repoussa le livre qui tomba par terre, mit ses coudes sur ses genoux, sa figure dans ses mains, et fondit en larmes.

Il était là depuis quelque temps, songeant avec rancune que sa mère ne l’avait pas envoyé à l’école, parce qu’il était trop faible. Il oubliait qu’elle n’y avait pas davantage envoyé son frère qui était très-fort, parce qu’elle s’était dépêchée de le faire travailler aux champs, dès qu’il avait été capable d’arracher les mauvaises herbes. Il était donc là, toujours pleurant, lorsqu’il crut sentir quelqu’un près de lui ; et au même moment deux petites mains se posèrent sur les siennes et cherchèrent à les écarter de son visage, pendant qu’une petite voix compatissante lui disait :

« Qu’as-tu ? Tu pleures ? Es-tu malade ? Oh ! je devinais bien qu’il t’était arrivé quelque chose. Je suis venue ici parce que je pensais que tu y serais, puisqu’il n’y avait pas de préveil aujourd’hui. En arrivant je t’ai entendu jouer, et tu jouais très-bien ; et puis je n’ai plus rien entendu. J’ai attendu un peu pour ne pas te déranger, et puis j’ai été inquiète et je suis venue voir pourquoi tu ne jouais plus. Qui est-ce qui t’a fait du chagrin ?

— Je suis bien malheureux, ma pauvre Véronique ! Vois, on m’a donné un livre où l’on trouve tout ce qu’il faut savoir pour devenir un grand violoneux, et je ne sais pas lire pour comprendre ce qu’il y a dedans ! Jamais je n’apprendrai rien ! et ce n’est pas ma faute pourtant ! il y en a tant d’autres qu’on veut envoyer à l’école, et qui ne veulent pas y aller ! C’est cela qui n’est pas juste !

— Mais ton père, est-ce qu’il ne peut pas t’apprendre ?

— Il m’apprendra les airs qu’il sait ; mais il ne connaît pas la musique qui est dans les livres.

— Pourtant il est le meilleur ménétrier du pays : tu vois bien qu’il en sait assez. Pourquoi veux-tu en apprendre plus que lui ? »

Ambroise repoussa Véronique avec un geste de colère. La petite fille le regarda.

« Tu as raison, lui dit-elle après un silence ; il faut apprendre tout ce qu’on peut, et s’il faut que tu saches lire pour comprendre ce qui est là-dedans, eh bien, tu apprendras à lire !

— Comment ? demanda Ambroise étonné.