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perdition, ou de faire des vieillards autant de buts aimantés, où viennent adhérer d’eux-mêmes les plus vils éléments de l’humaine nature ?… S’agit-il d’armer les uns contre les autres parents et enfants, maris et femmes, frères et sœurs ? laissez-leur votre argent. Tester, moi ? J’ai pour mon espèce une antipathie prononcée, Shrowl, mais je n’en suis pas encore arrivé à haïr assez mes semblables pour jeter parmi eux un pareil brandon. »

Terminant par ces mots sa violente diatribe, M. Treverton décrocha du mur un des pots d’étain bosselés, et s’administra par voie de rafraîchissement une pleine pinte de bière.

Shrowl établit son gril en bonne place sur les charbons incandescents, et, sans répondre autrement, exprima par une grimace ironique les doutes de son esprit rebelle.

« À qui diable voulez-vous que je laisse mon argent ? s’écria M. Treverton, qui comprenait à demi-mot. À mon frère, qui maintenant me croit complètement abruti, et me tiendrait alors pour tout à fait insensé ? à mon frère, qui d’ailleurs encouragerait les plus frauduleuses manœuvres, en distribuant toute ma fortune à des princesses de théâtre, à des comédiens errants ? Ou bien sera-ce à l’enfant de l’actrice ? à cette enfant que je n’ai jamais vue, qu’on a instruite à me haïr, et qui, dès le lendemain, hypocrite par décence, ferait semblant de pleurer ma mort ? Ou encore à vous, n’est-ce pas, espèce de babouin fait homme, à vous qui monteriez tout aussitôt un bureau d’usure, et vous engraisseriez aux dépens de la veuve, de l’orphelin, des malheureux, tant que vous en trouveriez à dévorer ?… Portez-vous bien, monsieur Shrowl !… Je puis m’égayer tout comme vous… Et c’est surtout en songeant que je ne vous léguerai pas une pièce de six pence. »

Ce fut au tour de Shrowl de se sentir atteint. La servilité railleuse qu’il avait affectée en entrant fit place aux manières bourrues qui lui étaient habituelles, et, avec cette espèce de grognement dont la nature l’avait pourvu en guise de voix :

« Finirez-vous par me laisser tranquille ?… dit-il, s’asseyant devant son repas d’un air mécontent. J’ai assez plaisanté ce matin, et je suppose vous en êtes là, vous aussi… Que sert de bavarder ainsi à propos de votre argent ?… Il vous faudra bien le laisser à quelqu’un.

— Certainement, dit M. Treverton ; je le laisserai, je vous l’ai dit assez souvent déjà, au premier venu que je saurai n’y attacher aucun prix, et qui par conséquent n’en deviendra pas,