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un homme perdu pour la société. Dès ce moment, il ne répondit plus aux dernières instances des amis qui voulaient bien prendre encore intérêt à sa destinée, que par ce raisonnement amer et désespéré : « Mon plus cher ami m’a odieusement trompé. Mon unique frère s’est brouillé avec moi pour l’amour d’une courtisane. Du demeurant de l’humanité, que voulez-vous que j’attende ? Deux fois, pour avoir cru aux autres, j’ai encouru l’expiation la plus rude. Je ne recommencerai pas l’expérience. L’homme sage est celui qui ne dérange pas son cœur des fonctions essentielles de cet organe, destiné uniquement à pomper et distribuer le sang dans tous les organes où il porte la vie. La somme de mon expérience, de celle que j’ai acquise au dehors, de celle qui me vient de ma famille, m’a suffisamment éclairé sur ces illusions de l’existence que les autres hommes prennent pour des réalités, mais qui se sont révélées à moi dans tout leur néant, depuis déjà bien des années. Ici-bas, je n’ai plus qu’à manger, boire, dormir… et mourir. Tout le reste est vanité ; j’en ai fini avec tout le reste. »

Les gens, en bien petit nombre, qui, après cette repoussante profession de foi, s’enquirent encore de lui, vinrent à savoir, trois ou quatre ans après le mariage de son frère, qu’il s’était établi à Bayswater. Des renseignements pris sur place, il résulta qu’il avait acheté, sans y regarder autrement, le premier cottage qu’il put trouver bien séparé des autres et bien enclos de murailles. On sut ensuite, et toujours par de vagues rumeurs, qu’il y menait la vie d’un avare, en compagnie d’un vieux domestique nommé Shrowl, encore plus misanthrope que son maître. Aucun être vivant, non pas même une ouvrière à la journée accidentellement retenue, ne pénétrait jamais dans la maison. Andrew ne se rasait plus, et son domestique avait ordre de laisser, lui aussi, pousser sa barbe. En 1844 (ceci ne doit pas être perdu de vue), aux yeux de la partie la plus éclairée du peuple anglais, un homme était réputé malsain d’esprit, par ce seul fait qu’il laissait son menton se couvrir des poils que la nature y fait pousser. Maintenant, grâce au progrès, la longue barbe de M. Treverton ne nuirait plus qu’à sa « respectabilité ; » mais il y a treize ans, nous l’avons dit, elle passait pour un symptôme d’aberration d’esprit. À cette époque, cependant, ainsi que son agent de change aurait pu l’attester, c’était un des hommes de Londres qui s’entendaient le mieux en affaires. Il défendait, au besoin, le mauvais côté de chaque question avec une acuité de so-