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immédiate ? Non. J’accepte l’abri d’une maison où je m’étais juré de ne jamais rentrer, et je me mets à boire un mélange de brandy et d’eau, en compagnie d’un vieux serviteur, à dix heures du matin. Pouvait-on s’attendre à cette conduite de la part d’un homme aussi cruellement atteint que je l’étais ? Je n’ai à cela qu’une réponse à faire, c’est que j’éprouvais un soulagement inexprimable à voir la bonne vieille figure de Betteredge et que son grog m’aida, mieux que toute autre chose, à sortir de l’état de prostration physique et morale où j’étais tombé. Voilà ma seule excuse ; du reste, je ne puis qu’admirer la dignité imperturbable et le constant respect de la logique, qui distinguent sans doute mes lecteurs et lectrices dans toutes les circonstances de leur vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe.

« Maintenant, monsieur Franklin, une chose est en tout cas certaine, dit Betteredge en jetant la robe de nuit sur la table placée entre nous et en parlant comme il l’eût fait d’une créature vivante ; elle ment, pour commencer. »

Ce point de vue consolant n’était pas celui qui se présentait à mon esprit.

« J’ai aussi peu conscience d’avoir pris le diamant que vous-même, lui dis-je ; mais voici un témoin accablant contre moi ! La tache sur le vêtement et ma marque personnelle sont bien des réalités. »

Betteredge souleva mon verre et le plaça d’une façon persuasive dans ma main.

« Des réalités ? reprit-il, prenez encore un peu de grog, monsieur Franklin, et vous n’aurez plus la faiblesse de croire aux réalités, monsieur, poursuivit-il à voix plus basse. Voici ma manière de déchiffrer cette énigme : nous avons à faire à une lâche calomnie, il faut que vous et moi en découvrions l’origine. N’y avait-il rien autre chose dans la boîte lorsque vous y mîtes la main ? »

La question me rappela immédiatement la lettre que j’avais dans ma poche, je la sortis et l’ouvris. Elle contenait plusieurs pages d’une écriture très-fine ; je cherchai impatiemment la signature, qui portait : « Rosanna Spearman. »

Comme je lisais ce nom, un souvenir soudain traversa mon cerveau, et je conçus un soupçon nouveau.

« Un instant ! m’écriai-je ; Rosanna avait été donnée à ma