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Seigneur ! connaissez-vous donc les femmes si peu que cela ? ne m’avez-vous jamais entendu parler de feu Mrs Betteredge ? »

Je l’avais entendu discourir sur sa femme, Dieu merci, assez souvent ; il la citait toujours comme un exemple frappant de la malice et de la fragilité native de l’autre sexe. Ce fut encore à ce propos qu’il la remit sur le tapis.

« Très-bien, monsieur Franklin ; maintenant écoutez-moi. Chaque femme a un dada différent ; feu Mrs Betteredge montait cet animal favori toutes les fois qu’il m’arrivait de répondre par un refus à une de ses fantaisies. En pareil cas, dès que je revenais de mon ouvrage, ma femme ne manquait pas de m’appeler au bas de l’escalier de la cuisine pour me dire qu’après la brutalité de ma conduite envers elle, elle ne se sentait pas le courage de faire mon dîner. Pendant quelque temps, j’endurai la chose, justement comme vous supportez les lubies de miss Rachel, mais à la fin je perdis patience. Un jour je descendis, je saisis Mrs Betteredge dans mes bras — très-affectueusement, vous pensez — et je l’emportai comme un paquet jusqu’en haut où je la déposai dans le meilleur parloir, celui de réception. Là, je lui dis : « Je crois que vous êtes ici à votre place, ma chère amie. » Puis je retournai à la cuisine, m’y enfermai à clé, ôtai ma redingote, retroussai mes manches de chemise, et fis cuire mon dîner. Lorsqu’il fut prêt, je le servis de mon mieux et me régalai de bon cœur ; je pris ensuite ma pipe, mon grog, nettoyai la table et la vaisselle, rangeai la pièce et balayai le plancher. Quand tout fut propre et brillant à ne pouvoir l’être davantage, j’ouvris la porte et laissai rentrer Mrs Betteredge. « J’ai eu mon dîner, ma chère, lui dis-je, et je crois que vous trouverez la cuisine remise dans l’état où vous pouviez le désirer. » Tant que vécut ma femme, monsieur Franklin, je vous réponds que je n’eus plus jamais à faire ma cuisine ! Morale : vous avez supporté les dadas de miss Rachel à Londres, ne faites pas de même en Yorkshire. Revenez à la maison. »

Je n’avais rien à répondre, mais il me fallut pourtant assurer mon vieil ami que même son talent de persuasion n’aurait pas prise en cette occasion sur moi.

« La soirée est charmante, dis-je ; je vais retourner à