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Le portrait que mon vieil ami Betteredge a fait de moi, avant que je quittasse l’Angleterre, est, je le crois, légèrement chargé. Avec son tour d’esprit original, il a pris au sérieux un des traits piquants que sa jeune maîtresse se plaisait à me décocher à propos de mon éducation étrangère. Il s’est imaginé reconnaître dans mon caractère ces côtés français, allemands, italiens que la causticité de ma cousine affectait d’y découvrir et qui, au fond, n’ont jamais été que des visions de notre bon Betteredge. À part cela, je conviens qu’il n’a dit que la vérité lorsqu’il m’a représenté comme blessé au cœur par les procédés de Rachel, et m’expatriant sous l’impression de la souffrance que me causait cette amère déception.

Je m’éloignai résolu, si l’absence et le temps m’y aidaient, à l’oublier. Il faut, à mon avis, ne pas connaître la nature humaine pour nier que le temps et le changement de lieu exercent leur salutaire influence sur les chagrins. Je n’oubliai jamais Rachel, mais mon attention fut détournée de l’objet exclusif de mes pensées ; le souvenir perdit de son amertume, et peu à peu la nouveauté de ma vie, la distance, le temps, contribuèrent à affaiblir mes impressions.

Il n’en est pas moins vrai qu’à peine en route pour le pays où elle vivait, je sentis décroître peu à peu l’efficacité du remède qui m’avait réussi jusque-là. À mesure que je me rapprochais d’elle et que j’avais plus de chances de la revoir, l’influence de son souvenir reprenait un irrésistible empire sur moi. Lorsque je quittai l’Angleterre, son nom était le dernier que j’eusse voulu prononcer ; lorsque j’y revins, elle fut la première personne dont je demandai des nouvelles à M. Bruff.

On m’apprit naturellement tout ce qui s’était passé en mon absence, et j’entendis le récit entier qui vient de vous être fait à la suite de la narration de Betteredge, à l’exception toutefois d’un seul point. M. Bruff ne crut pas pouvoir à cette époque m’informer des raisons particulières qui avaient déterminé Rachel et Godfrey Ablewhite à renoncer, d’un commun accord, à leur projet d’union.

Je ne le pressai pas de questions sur ce sujet délicat. Après le sentiment de jalousie et de dépit dont je n’avais pas été maître en apprenant qu’elle avait agréé les vœux de God-