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« Monsieur Bruff, dit-elle, vous avez quelque chose à m’apprendre relativement à Godfrey Ablewhite. Parlez ! »

Je la connaissais trop bien pour ne pas lui obéir, et je lui contai tout.

Elle prit mon bras et se remit à marcher. Je sentis sa main se crisper sur mon bras, et je la vis pâlir de plus en plus pendant que je parlais, mais elle ne me dit rien. Lorsque j’eus fini, elle garda encore le silence, sa tête s’inclina, et elle continua à marcher, sans faire attention à moi, oublieuse de tout, et comme perdue et abîmée dans ses propres pensées.

Je me gardai de la troubler, mon expérience à son sujet m’avait appris, dans cette occasion comme dans d’autres, qu’il fallait la laisser prendre son temps. Le premier mouvement des jeunes filles est en général, lorsqu’elles ont appris quelque chose qui les intéresse, de multiplier les questions, puis de courir s’en entretenir avec quelque amie. Rachel, au contraire, dans les mêmes circonstances, commençait par se renfermer en elle-même et par faire ses réflexions à elle toute seule. Cette force de caractère est un rare mérite chez un homme ; chez une femme elle a l’inconvénient grave de la séparer de son sexe et de prêter à des interprétations erronées de la part du grand nombre ; je crois que je partagerais l’opinion générale, sauf à l’égard de Rachel Verinder. Cette indépendance morale constituait à mes yeux une de ses principales qualités ; je jugeais ainsi, en partie sans doute parce que je l’aimais et l’admirais, puis parce que mon opinion au sujet de la situation prise par elle dans l’affaire de la Pierre de Lune, reposait sur la connaissance que j’avais de ce trait distinctif de sa nature. Quelque fortes que fussent les apparences contre elle par rapport au mystère du diamant, quelque choquante que parût être sa connivence présumée avec le voleur inconnu, je me sentais assuré qu’elle n’avait commis aucune action indigne d’elle, sachant qu’elle n’avait dû prendre aucun parti avant de l’avoir sérieusement examiné à elle toute seule.

Nous avions marché depuis assez longtemps, lorsque Rachel secoua le fardeau de ses préoccupations. Elle me regarda soudain avec une vague réminiscence de son sourire d’autrefois, le plus séduisant sourire de femme que j’aie jamais vu.

« Je dois déjà beaucoup à vos soins, me dit-elle, et je me