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De ponceau, M. Ablewhite devenait maintenant violacé. Il respirait à grand’peine, et regardait alternativement Rachel et M. Bruff avec une fureur telle, que chacun se demandait à qui il allait s’attaquer d’abord. Sa femme, qui était restée à s’éventer imperturbablement jusqu’alors, commença à paraître réellement alarmée ; elle tenta, mais en vain, de le calmer. Pendant cette triste discussion, je m’étais sentie plus d’une fois appelée intérieurement à intervenir par quelques paroles graves, et il n’avait rien moins fallu pour me contenir que la crainte d’un scandale possible, crainte, je le confesse, bien indigne d’une chrétienne, qui doit agir non pas avec prudence, mais selon ce que le bien exige d’elle. Au point où en étaient arrivées les choses, je mis sous mes pieds toutes les considérations humaines ; si j’avais dû intervenir munie de mes seules ressources personnelles, j’eusse encore pu hésiter, mais les déplorables dissensions domestiques dont j’étais témoin étaient admirablement prévues dans la correspondance de miss Jane Ann Stamper. — Lettre mille et unième : « De la paix dans les familles. » — Je me levai donc dans mon modeste coin, et j’ouvris ce précieux livre.

« Cher monsieur Ablewhite, dis-je, permettez-moi de dire un mot, je vous en prie ! »

Lorsque j’attirai l’attention générale en me levant, je vis qu’il était sur le point de me rudoyer ; mais la forme affectueuse de ma phrase l’arrêta ; il me dévisagea avec un étonnement tout païen.

« En qualité d’amie sincère et dévouée, commençai-je, accoutumée de longue date à éveiller, convaincre, préparer, éclairer et fortifier mon prochain, permettez-moi de prendre la liberté la plus excusable, celle de calmer votre esprit. »

Il commençait à reprendre son sang-froid et eût éclaté pourtant avec tout autre qu’avec moi ; mais ma voix, si douce de coutume, possède quelques notes très-élevées en cas de besoin ; dans cette occurrence, je me sentis appelée à parler haut.

Je mis mon cher opuscule devant lui et lui montrai du doigt la page ouverte.

« Ce ne sont pas mes paroles, m’écriai-je avec l’ardeur du missionnaire. Oh ! ne supposez pas que je sollicite votre attention pour mes humbles paroles ! Non ! Mais voici la