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« Je me suis exposée à des soupçons plus graves que celui-là, dit-elle, et je les ai supportés patiemment ; le temps est passé où vous pouviez me mortifier en m’appelant une coquette. »

Elle parlait avec une amertume qui me prouvait que le souvenir de la Pierre de Lune venait de traverser son esprit.

« Je n’ai rien de plus à dire, » ajouta-t-elle d’un air de lassitude.

Ces mots n’étaient adressés à personne en particulier. Elle avait détourné ses yeux de nous tous et regardait par la fenêtre voisine.

M. Ablewhite se leva et repoussa sa chaise si violemment qu’elle bascula et tomba à terre.

« Il me reste quelque chose à dire de mon côté, annonça-t-il en frappant fortement sur la table. J’ai à dire que, si mon fils ne sent pas cette insulte, je la ressens pour lui. »

Rachel tressaillit, et le regarda avec surprise :

« Insulte ? que voulez-vous donc dire par là ?

— Insulte, répéta M. Ablewhite ; je connais votre motif, miss Verinder, pour rompre avec mon fils ! Je le sais aussi bien que si vous me l’aviez avoué. Votre satané orgueil de famille insulte Godfrey, comme il m’insulta moi-même lorsque j’épousai votre tante. Sa famille, famille de mendiants ! lui tourna le dos parce qu’elle épousait un honnête homme, qui avait fait son chemin et sa fortune à lui tout seul. Je n’avais pas d’ancêtres, je ne descendais pas d’une horde de bandits, de coupe-jarrets, qui avaient vécu de meurtre et de rapine. Je ne pouvais remonter au temps où les Ablewhite n’avaient pas de chemise sur le dos et étaient incapables de signer leur nom. Ah ! ah ! je n’étais pas digne d’épouser une Herncastle ! Et maintenant c’est mon fils qui n’est pas assez bien né pour vous ! Je m’en doutais, du reste. Vous avez le sang des Herncastle dans les veines, jeune fille ; je le voyais bien !

— Voilà des soupçons fort gratuits, fit M. Bruff ; je m’étonne que vous osiez les énoncer. »

Avant que M. Ablewhite eût pu répondre, Rachel prit la parole d’un ton de mépris exaspérant.

« À coup sûr, dit-elle à l’avoué, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête ; s’il pense ainsi, laissons-le penser comme bon lui semble. »