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remplissait mon âme pendant cette après-midi du samedi où, assise à la fenêtre, j’attendais l’arrivée des miens. Une foule oisive passait et repassait sous mes yeux. Hélas ! parmi cette multitude, combien en était-il qui ressentissent comme moi l’exquise satisfaction du devoir accompli ? Grave question ; ne la débattons pas en ce moment. Les voyageurs arrivèrent entre six et sept heures du soir. À ma grande surprise, M. Godfrey ne les accompagnait pas, comme je le croyais ; il était remplacé par l’avoué, M. Bruff.

« Comment va votre santé, miss Clack ? me dit-il ; je compte rester ici cette fois. »

Cette allusion à la circonstance dans laquelle il avait été obligé de faire céder ses affaires devant les miennes, me convainquit que le vieux mécréant avait son idée en venant à Brighton. J’avais donc préparé un vrai petit paradis pour ma chère Rachel, et déjà le serpent y pénétrait !

« Godfrey a été bien contrarié, Drusilla, de ne pouvoir se joindre à nous, me dit ma tante. Il a eu un empêchement qui l’a retenu en ville. M. Bruff a bien voulu le remplacer et prendre une vacance jusqu’à lundi matin. À propos, monsieur Bruff, on me recommande de faire de l’exercice, et cela m’est insupportable… Voilà, continua Mrs Ablewhite, en montrant par la fenêtre un malade traîné dans une chaise à roulettes, voilà pour moi l’idéal du mouvement ; si vous avez besoin d’air, vous en recevez dans cette petite voiture, et si la fatigue vous est ordonnée, vous en prenez certes assez rien qu’à regarder celui qui vous traîne ! »

Rachel se taisait ; accoudée à une fenêtre, elle regardait fixement la mer.

« Vous sentez-vous fatiguée, mon amie ? lui demandai-je.

— Non, mais attristée ; j’ai souvent vu sur nos côtes du Yorkshire ce genre de reflet sur la mer, et je songeais, Drusilla, aux jours qui ne reviendront jamais. »

M. Bruff resta à dîner, et passa la soirée chez nous. Plus je le voyais, plus j’étais persuadée qu’il avait une raison secrète pour venir à Brighton. Je l’observai attentivement ; il semblait parfaitement à l’aise, et ne tarit point de bavardages irréligieux jusqu’au moment de nous quitter. Lorsqu’il pressa la main de Rachel, je remarquai que ses yeux durs et malicieux s’arrêtaient sur elle avec l’expression d’un in-