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rais laissée me tuer, si je n’étais soutenu par un intérêt qui me fait désirer la conservation de ma vie. Je veux pourvoir l’existence d’une personne qui m’est bien chère, et que je ne reverrai jamais. Mon petit patrimoine serait insuffisant pour lui assurer un sort indépendant ; l’espoir, si je vis assez pour cela, d’augmenter cette somme, m’a décidé à arrêter par tous les moyens le progrès du mal. Le seul palliatif possible, c’est l’opium ; grâce à cette drogue bienfaisante, j’ai retardé de plusieurs années mon arrêt de mort. Mais les vertus de l’opium ont elles-mêmes une limite ; le progrès du mal m’a fait arriver à l’abus du narcotique ; j’en sens l’effet par l’altération de mon système nerveux. La fin n’est plus bien éloignée ; mes nuits sont horribles. Vienne la mort, je n’aurai pas lutté et résisté en vain ; le petit capital ne tardera pas à être suffisant, et j’ai trouvé un moyen de le grossir si la vie m’échappe plus tôt que je ne le prévois… Je ne sais vraiment comment j’ai pu me laisser entraîner à vous faire ce récit ; je ne suis pas assez méprisable pour quêter votre pitié, mais peut-être ai-je jugé que vous seriez plus disposé à me croire, en sachant que mes paroles sont celles d’un homme assuré de sa mort prochaine. Je ne vous le cache plus, monsieur Blake, vous m’intéressez, et je me suis servi de l’absence de mémoire de mon pauvre ami, comme d’un moyen d’entrer en rapports plus intimes avec vous, espérant que votre curiosité vous porterait à vous adresser à moi. Peut-être y a-t-il une excuse à mon apparente indiscrétion ; un homme qui a passé par d’aussi cruelles épreuves a des retours bien amers, lorsqu’il réfléchit aux destinées humaines. Vous possédez la jeunesse, la santé, la fortune ; vous avez une position sociale et des espérances d’avenir. Lorsque je rencontre de semblables existences, elles m’aident à voir la vie moins en noir, elles me réconcilient avec ce monde que je vais quitter avant de l’avoir connu. Quelle que soit l’issue de notre conversation, je n’oublierai pas le bien qu’elle m’a fait. Maintenant, il ne dépend plus que de vous, monsieur, soit de me donner votre confiance, soit de prendre congé de moi. »

Je n’avais qu’une réponse à faire à cette mise en demeure ; sans plus d’hésitation, je lui dis la vérité aussi complètement que je l’ai fait dans ces pages. Il tressaillit et me