Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 2.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux le seul homme qui se fût montré votre ami. Ne croyez pas que j’ignorasse la terrible situation dans laquelle je me plaçais ; il y avait bien des heures où je sentais mon cruel isolement et mon effrayante responsabilité. Si j’avais eu une vie heureuse, je crois que j’eusse faibli devant ma tâche ; mais je ne pouvais me reporter à aucun temps paisible et heureux dont le contraste eût augmenté mon anxiété et mes incertitudes actuelles ; aussi je restai inébranlable dans ma résolution. Je pris le repos qui m’était indispensable vers le milieu du jour, lorsque mon malade allait le moins mal, et je ne quittai pas son chevet pendant tout le reste des vingt-quatre heures, tant que sa vie fut en danger. Vers la fin de la journée, le délire inhérent à ces sortes de maladies éclata. Il dura toute la nuit ; puis il y eut une intermittence vers cette terrible phase, de deux à cinq heures du matin. Alors que les ressorts de la vie sont le plus détendus, même chez les mieux constitués d’entre nous, c’est alors que la mort fait sa moisson la plus abondante ; c’est alors aussi que la mort et moi nous nous livrâmes au chevet de M. Candy un combat dont sa vie était le prix. Je n’hésitai jamais à poursuivre le traitement énergique que je regardais comme son salut ; je fis succéder les spiritueux au vin ; lorsque les autres stimulants perdirent de leur action, je doublai la dose. Après des angoisses telles que j’espère, grâce à Dieu, n’en plus jamais ressentir de semblables, il vint un jour où le pouls baissa dans une mesure appréciable, quoique très-légère, puis les mouvements se régularisèrent, et une amélioration générale se manifesta. Alors je sentis que je l’avais sauvé et j’avoue que je faiblis à mon tour ; je passai la main amaigrie de mon pauvre ami sur la couverture, et je fondis en larmes. Ce fut un effet de nerfs, monsieur Blake, rien de plus ! La physiologie déclare qu’il y a des hommes nés avec un tempérament de femme, et je suis de ce nombre ! »

Il me donna cette excuse toute professionnelle de sa sensibilité, tranquillement, sans affectation, comme il s’était exprimé jusqu’à présent. Sa voix, ses manières d’un bout à l’autre me prouvèrent qu’il tenait avant tout à ne pas poser devant moi pour l’homme intéressant.

« Vous pourriez me demander pourquoi je vous ennuie de tant de détails, poursuivit-il ; c’était la seule manière, mon-