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seule chance de le rappeler à lui-même semblait être de changer de sujet ; j’en abordai aussitôt un autre.

« Voilà ce qui m’amène à Frizinghall ! lui dis-je gaiement. À votre tour, monsieur Candy ; vous m’avez adressé un message par Gabriel Betteredge. »

Il laissa ses doigts en paix, et sa physionomie s’éclaira tout à coup.

— Oui, oui, s’écria-t-il vivement, c’est bien cela, je vous ai envoyé un message !

— Et Betteredge me l’a transmis par lettre, continuai-je ; vous aviez quelque chose à me dire la première fois que je serais dans votre voisinage, et me voici, monsieur Candy !

— Et vous voici, fit le docteur comme un écho ; Betteredge avait raison ; j’avais à vous parler, c’était là mon message. Betteredge est un homme bien étonnant ! Quelle mémoire ! à son âge, quelle mémoire ! »

Il retomba dans le silence et attaqua de nouveau ses doigts. Me souvenant de ce que Betteredge m’avait raconté de l’effet de la fièvre sur sa mémoire, je continuai la conversation, dans l’espoir qu’elle l’aiderait à ressaisir le fil perdu.

« Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés, dis-je ; la dernière fois que je vous vis, c’était au dernier dîner que devait jamais donner ma pauvre tante.

— C’est bien cela ! cria M. Candy ; le dîner du jour de naissance ! »

Il se redressa sur ses pieds et me regarda. Une rougeur subite couvrit son visage flétri, puis il se rassit brusquement comme s’il sentait qu’il venait de trahir une faiblesse qu’il eût voulu cacher. La chose n’était que trop évidente, il se rendait compte de son absence de mémoire, et tous ses efforts tendaient à ne pas la laisser voir à ses amis. Jusque-là je n’avais éprouvé que de la compassion à la vue de son triste état ; mais lorsqu’il eut parlé, ses paroles, si vagues qu’elles fussent, portèrent ma curiosité au comble. On sait que toutes mes espérances avaient fini par se concentrer sur ce que je pourrais apprendre touchant le dîner du jour de naissance, et voici que tel était évidemment l’objet dont M. Candy voulait m’entretenir ! Je tentai derechef de lui venir en aide, mais cette fois l’anxiété qui me dominait me poussa à mener les choses un peu trop vivement.