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Rachel s’était-elle rappelé ce malencontreux incident à l’heure critique où les circonstances mettaient son estime pour moi à une si rude épreuve ? Lorsque j’eus tout rajouté à M. Bruff, il opta pour l’affirmative en réponse à ma question.

« Elle a dû subir cette influence rétrospective, dit-il gravement ; et je voudrais pour vous que ce fait n’eût pas eu lieu, mais il nous a servi à savoir qu’il existait dans l’esprit de Rachel un précédent défavorable contre vous ; c’est une incertitude de moins, et je ne vois rien de plus à entreprendre pour le moment. Notre premier pas doit être celui qui nous conduira vers Rachel. »

Il se leva et se mit à arpenter la chambre d’un air pensif. Deux fois, je fus sur le point de lui dire que j’étais résolu à voir Rachel en particulier, et deux fois, par égard pour son âge et son caractère, j’attendis.

« La grosse difficulté, reprit-il, est de savoir comment obtenir qu’elle s’ouvre tout entière sur ce sujet, sans aucune réserve ; avez-vous quelque avis à cet égard ?

— Je compte, monsieur Bruff, parler moi-même à Rachel.

— Vous ! »

Il arrêta brusquement sa marche et me regarda comme si j’avais perdu l’esprit :

« Vous ! la dernière personne qu’elle consentira à voir ! »

Puis il se tut soudain, et reprit sa promenade.

« Attendez un peu, dit-il ; dans des cas d’une nature si exceptionnelle, l’action la plus hardie est parfois le moyen le plus sûr. »

Il pesa encore la question pendant quelques instants, puis la trancha en ma faveur.

« Qui ne risque rien, n’a rien, fit notre vieux gentleman, et vous avez pour vous une chance que je ne possède pas ; donc tentez résolument l’expérience.

— J’ai une chance pour moi ? » répétai-je très-surpris.

La physionomie de M. Bruff s’adoucit pour la première fois jusqu’au sourire.

« Il en est ainsi, dit-il ; je ne compte ni sur votre prudence ni sur votre calme, mais je compte sur la faiblesse que Rachel conserve encore pour vous dans un coin dérobé de son cœur. Sachez toucher cette corde-là, et soyez cer-