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Je me levai, en proie à une agitation extrême. Cette question me rappela pour la première fois depuis que j’avais quitté l’Angleterre, qu’en effet il s’était passé quelque chose. Vous trouverez dans le huitième chapitre de la narration de Betteredge une allusion à l’arrivée d’un étranger qui vint me voir pour affaires, dans la maison de ma tante. Voici quel motif l’amenait.

Étant à Paris, un jour que, selon ma coutume, je me trouvais un peu à court d’argent, j’avais été assez sot pour accepter un prêt du maître d’un restaurant où j’avais l’habitude de manger. Une époque fut fixée pour le payement ; mais lorsque le moment arriva, il me fut impossible, comme à tant d’autres honnêtes gens d’ailleurs, de tenir mes engagements, et je remis à cet homme un billet. Malheureusement ma signature avait figuré trop souvent sur des papiers de ce genre, et il ne put parvenir à négocier mon effet.

Dans l’intervalle qui suivit mon emprunt, ses affaires allèrent mal ; presque à la veille d’une faillite, il chargea un de ses parents, homme de loi français, de se rendre auprès de moi en Angleterre afin de réclamer le payement de ma dette. Cet individu, violent et grossier, s’y prit fort mal avec moi ; nous en vînmes à de gros mots, et malheureusement ma tante et Rachel, qui se trouvaient dans la pièce voisine, nous entendirent. Lady Verinder entra et voulut savoir ce qui se passait ; l’homme de loi produisit ses titres et m’accusa d’être l’auteur de la ruine d’un pauvre homme qui avait eu confiance en mon honneur. Ma tante paya tout de suite la somme et le renvoya. Elle me connaissait assez pour ne pas ajouter foi à la manière dont le Français présentait les choses ; mais elle se montra mécontente de mon désordre et me reprocha à juste titre de m’être mis dans une situation qui, sans son intervention, eût pu devenir des plus désagréables. Soit que sa mère lui en eût parlé ou que Rachel l’eût appris autrement, elle se plaça à son point de vue habituel d’exagération romanesque ; aussi, suivant ses expressions, « j’étais sans cœur, je me déshonorais, je ne respectais rien ; on ne savait ce que je deviendrais capable de faire. » Bref, elle m’accabla d’une foule d’aménités plus aimables les unes que les autres. Nous restâmes en froid pendant deux jours, puis je fis ma paix et je n’y pensai plus.