Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 2.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la fois ce qui me fait vivre et ce qui me tue. Laissez-moi, Godfrey ! Il faut que j’aie perdu l’esprit pour parler ainsi. Mais non ! il ne faut pas que vous me quittiez sur une aussi mauvaise impression ; je dois ajouter au moins ce qui peut servir à ma justification. Sachez-le bien ! Il ne sait pas, il ne saura jamais rien de ce que je viens de vous dire. Je ne le reverrai plus, peu m’importe ce qui arrivera ; mais je ne le reverrai jamais, jamais, non, jamais ! Ne me demandez pas son nom ! ne cherchez pas à en savoir davantage ; quittons ce sujet. Êtes-vous assez savant, Godfrey, pour me dire ce qui peut causer chez moi des étouffements comme si je manquais d’air ? Existe-il une espèce de maladie nerveuse qui se caractérise par un flux de paroles au lieu de se manifester par des larmes ? Mais je suis folle, de quelle importance est tout cela pour vous ? Votre sens droit surmontera aisément l’émotion que j’ai pu vous causer. Je pense que vous me jugez maintenant pour ce que je vaux ? Ne faites pas attention à moi, pour l’amour de Dieu ! Ne me plaignez pas ; laissez-moi seule ! »

Elle se détourna soudainement et frappa de ses mains avec emportement le dos du canapé. Sa tête tomba sur les coussins ; elle se mit à sangloter. Avant que j’eusse eu le temps d’être choquée par cette nouvelle inconvenance, je restai stupéfaite de la conduite inattendue de M. Godfrey. Le croira-t-on ? il tomba à genoux devant elle, oui, sur ses deux genoux, je vous le déclare. Ma modestie ose à peine ajouter qu’il passa ses bras autour d’elle ! Néanmoins mon admiration involontaire me force d’avouer aussi qu’il la magnétisa par ces deux seuls mots :

« Noble créature ! »

Il ne dit que cela, mais il le dit avec un de ces élans pathétiques qui ont fait sa célébrité comme orateur. Elle resta abasourdie ou subjuguée, je ne sais lequel des deux, sans faire même un effort pour se dégager de ses bras et le remettre à sa place ! Quant à moi, mon sentiment des convenances était bouleversé, et je ne savais si mon devoir voulait que je fermasse d’abord les yeux, ou si je devais clore mes oreilles ; ma douloureuse incertitude resta telle que je ne fis ni l’un ni l’autre. Si j’ai eu la faculté de rester debout et de maintenir le rideau dans la position voulue pour bien