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personne la plus malheureuse qui soit au monde ? Ce n’est pourtant que l’exacte vérité, Godfrey. Quelle plus grande souffrance peut-il y avoir que de vivre dégradée dans sa propre estime ? Telle est ma vie actuelle.

— Ma bien chère Rachel, il est impossible que vous ayez aucun motif de parler ainsi de vous-même !

— Qu’en savez-vous ?

— Pouvez-vous me faire une pareille question ! Je le sais, parce que je vous connais. Votre silence ne vous a jamais diminuée dans l’estime de vos vrais amis ; la disparition de votre précieux joyau a pu sembler un fait très-étrange ; on a pu s’étonner de vous voir mêlée mystérieusement à cette affaire, mais…

— Parlez-vous de la Pierre de Lune, Godfrey ?

— Je croyais que vous y faisiez allusion, lorsque…

— Je ne faisais allusion à rien de ce genre ; je puis entendre parler du diamant par n’importe qui, sans me sentir humiliée à mes propres yeux. Si jamais la lumière se fait sur l’histoire de la Pierre de Lune, on apprendra que j’ai assumé une terrible responsabilité, on saura que je me suis engagée à garder un cruel secret, mais il sera clair comme le jour que je n’ai rien de bas sur la conscience. Vous m’avez mal comprise, Godfrey, et c’est de ma faute, parce que je ne me suis pas clairement expliquée ; coûte que coûte, je vais parler plus nettement. Supposez que vous n’êtes pas amoureux de moi : supposez que vous aimez une autre personne.

— Oui.

— Supposez que cette femme se rende entièrement indigne de votre amour ; que vous le découvriez, et que vous acquériez la preuve qu’il est honteux pour vous de songer encore à elle. Supposez que le rouge vous monte au visage à la seule pensée de la revoir.

— Oui.

— Et supposez encore qu’en dépit de tout cela vous ne puissiez l’arracher de votre cœur ; que le sentiment qu’elle vous a inspiré, alors que vous croyiez en elle, ne puisse s’anéantir ; que l’amour conçu pour cet être… je ne sais plus comment m’exprimer !… Non ! jamais je ne réussirai à faire comprendre à un homme qu’un sentiment qui me fait horreur à moi-même, me fascine en même temps ; c’est tout