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se présentait haut et droit, mais sillonné de rides innombrables ; cette étrange figure était éclairée par deux yeux plus étranges encore, d’un brun doux, au regard triste, rêveur, profondément enfoncés dans leurs orbites, et dont la séduction était irrésistible quand ils se fixaient sur vous ; du moins ce fut l’effet qu’ils produisirent sur moi. Ajoutez-y une forêt de cheveux bouclés qui, par un singulier caprice de la nature, étaient restés d’un noir de jais sur le sommet de la tête, puis, sans la moindre transition de gris, devenaient du blanc le plus tranché autour des tempes et sur le reste de la tête. La séparation entre les deux nuances n’offrait aucune régularité à l’œil ; à une place, le blanc entrait brusquement dans le noir ; à une autre, les cheveux noirs faisaient irruption sur la partie blanche. Je dévisageai ce personnage avec une curiosité trop naïve pour n’être pas impertinente. En réponse à mon impolitesse involontaire, il tourna vers moi ses yeux pleins de douceur et me fit des excuses auxquelles certainement je n’avais aucun droit.

« Je vous demande pardon, dit-il ; j’ignorais que M. Betteredge fût occupé. »

Il prit une feuille de papier dans sa poche et la tendit à Betteredge.

« C’est la liste pour la semaine prochaine, » ajouta-t-il.

Ses yeux se portèrent de nouveau sur moi, et il quitta la pièce sans bruit.

« Qui est-ce ? demandai-je.

— Le second de M. Candy, répondit Betteredge. À propos, monsieur Franklin, vous serez fâché d’apprendre que le petit docteur ne s’est jamais remis de la maladie qui l’a pris en revenant chez lui après le dîner du jour de naissance. Sa santé est passable, mais la fièvre lui a fait perdre la mémoire, et il ne l’a pas recouvrée depuis. Toute la besogne retombe sur son assistant ; il est vrai qu’à l’exception des pauvres, sa clientèle est bien réduite ; eux, vous le savez, ne peuvent trouver mieux ; eux sont forcés de se contenter de cet homme au teint de bohémien et aux cheveux pie, faute de quoi ils resteraient sans médecin du tout.

— Vous ne paraissez pas l’aimer, Betteredge ?

— Personne ne l’aime, monsieur.

— Pourquoi donc est-il si impopulaire ?