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lui et sans avoir personne autre que moi à qui il pût s’adresser. C’est ainsi, par exemple, que je le trouvai dans la bibliothèque : il était assis sous une carte de l’Italie moderne, et s’étendait sur le détail de ses chagrins, seul moyen qu’il eût imaginé d’y remédier.

« Je me sens plein d’aspirations généreuses, Betteredge ; mais qu’en ferai-je maintenant ? Bien des qualités dorment au fond de moi que Rachel m’eût aidé à mettre en lumière. »

Il devint si éloquent sur le chapitre de ses facultés perdues, et de ses regrets à leur sujet, que je ne sus où trouver dans mon imagination de quoi le consoler, jusqu’au moment où j’eus l’heureuse inspiration de recourir à l’infaillible Robinson Crusoé. Je trottinai jusqu’à ma chambre ; quand j’en revins avec ce livre incomparable, plus personne dans la bibliothèque ! Je dus me contenter d’un tête-à-tête avec la carte de l’Italie moderne.

Je cherchai M. Franklin au salon. Son mouchoir de poche oublié sur le parquet témoignait de son passage, et la pièce vide, de sa sortie ; de là, j’en vins à la salle à manger ; je m’y rencontrai avec Samuel, armé de biscuits et d’un verre de Xérès, en arrêt dans le vide. Un instant auparavant, M. Franklin avait sonné à tout rompre, pour demander quelques rafraîchissements, et dès qu’ils parurent grâce à l’entremise empressée de Samuel, M. Franklin s’était éclipsé, pendant que la sonnette résonnait encore.

Je le trouvai enfin dans le petit salon du matin. Il était à la fenêtre, et traçait avec le doigt des hiéroglyphes sur les carreaux humides.

« Votre xérès vous attend, monsieur, lui dis-je. »

J’aurais aussi bien pu m’adresser aux quatre murs de la chambre ; il était plongé dans ses méditations, à ne pouvoir l’en faire sortir.

« Comment vous expliquez-vous la conduite de Rachel, Betteredge ? fut toute la réponse que j’en reçus.

Ne sachant que répondre à une pareille question, je tirai de ma poche Robinson Crusoé. J’étais convaincu que, si nous nous en donnions la peine, nous y trouverions l’explication demandée ; mais M. Franklin referma le livre, et se lança sur-le-champ dans son galimatias anglo-allemand.