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le plus inoffensif. Cette expérience salutaire, je l’avais faite de bonne heure : guide exact et sévère, elle m’avait montré mon étroit sentier, sans me laisser dévier une seule fois à droite ou à gauche. Et maintenant, mon fidèle talisman et moi nous étions séparés. Oui, cet empire sur moi-même, qu’il m’avait tant coûté d’acquérir, était aussi complétement perdu pour moi que si jamais je ne l’eusse possédé ; perdu pour moi, comme il l’est chaque jour pour d’autres hommes, en d’autres situations critiques où les femmes sont en jeu. Je sais bien, maintenant, que j’aurais dû m’interroger dès le principe. J’aurais dû me demander pourquoi n’importe quelle pièce du château me devenait, dès que cette jeune fille y mettait le pied, plus chère que le chez soi le plus aimé ; plus vide, au contraire, que le désert, dès qu’elle en était sortie ; — pourquoi sa vue, le son de sa voix, le contact de sa peau (quand nous échangions, matin et soir, la poignée de main traditionnelle), ébranlaient en moi des fibres que nulle autre femme n’avait émues ? J’aurais, me questionnant ainsi, sondé du regard mon propre cœur, et, y découvrant cette germination nouvelle, je l’aurais extirpée alors qu’elle n’avait pas encore pris racine. Pourquoi me trouvai-je toujours hors d’état de pratiquer cette opération si simple en apparence et si facile ? L’explication de ce problème se trouve dans ces trois mots que j’écrivais naguère et auxquels ma confession aurait dû se borner : je l’aimais.

Les jours s’écoulaient, les semaines s’achevaient, mon troisième mois de séjour dans le Cumberland allait commencer. L’existence délicieusement monotone que nous menions, au fond de notre paisible retraite, m’emportait, comme certaines rivières aux lentes allures emportent le nageur qui se laisse aller au courant de l’eau. Tout souvenir du passé, toute préoccupation de l’avenir, tout sentiment de cette position fausse et sans espoir où me plaçait ma faiblesse, étaient amortis en moi par ce repos décevant. Bercé de ces chants de sirène dont m’étourdissait mon cœur, les yeux fermés à tout signe de danger, les oreilles fermées à tout bruit précurseur, j’allais en