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puis soupirer sur ce mélancolique aveu. Je puis en rire avec autant d’amertume que l’homme le plus disposé à l’accueillir par un dur mépris. Je l’aimai ! Pitié ou mépris, je proclame ceci avec la même immuable résolution de confesser hautement la vérité.

Étais-je donc sans excuses ? En les cherchant, on en trouverait, certes, dans les conditions où je me trouvais pendant le temps que je passai à Limmeridge-House comme employé aux gages de M. Fairlie.

Mes matinées s’écoulaient tranquillement, heure après heure, dans la muette solitude des pièces que j’habitais. J’avais justement assez à faire, en réparant et classant les dessins de mon patron, pour que mes yeux et mes mains fussent agréablement employés, tandis que ma pensée restait libre de s’adonner aux périlleux plaisirs de ses rêves effrénés. Isolement dangereux, car il durait assez pour m’énerver, pas assez pour me rendre des forces. Isolement dangereux, car il était suivi d’après-midi et de soirées que je passais, jour après jour, semaine après semaine, seul avec deux femmes, dont l’une possédait toute la grâce, tout l’esprit, toute la distinction, et l’autre tous les charmes, toute la douceur, toute la candeur naïves qui peuvent à la fois purifier et dompter le cœur de l’homme. Dans cette intimité pleine de périls qui s’établit inévitablement entre le maître et l’élève, il ne se passait pas un jour où ma main n’effleurât la main de miss Fairlie ; où, penchés ensemble sur son album, ma joue ne touchât presque sa joue. Plus attentivement elle guettait les moindres mouvements de mon pinceau, de plus près aspirais-je les parfums de sa chevelure et le baume tiède de son haleine. Il était de mon devoir, de mon emploi, que je vécusse dans la lumière de ses regards, — tantôt incliné vers elle, si près de sa poitrine, que je tremblais à l’idée de la frôler sans le vouloir, — tantôt, en d’autres moments, ému de la voir se pencher sur moi pour étudier mon travail, si proche qu’elle baissait la voix en me parlant, et que ses rubans, agités par la brise, venaient parfois frissonner contre ma joue avant qu’elle eût songé à les retenir.