Page:Collins - La Femme en blanc.djvu/760

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps que la vie d’un homme est utile, même simplement inoffensive, il a le droit d’en jouir. Mais si sa vie porte préjudice au bien-être de ses semblables, ce droit lui est enlevé ; ce n’est plus un crime, c’est positivement un mérite que la lui ôter. Il ne m’appartient pas de dire en quelles effroyables circonstances d’oppression et de misère cette société a pu se former. Il ne vous appartient pas davantage, — à vous autres Anglais, possédant votre liberté depuis si longtemps que vous avez oublié le sang versé, les extrémités subies pendant la lutte qui vous l’a donnée, — il ne vous appartient pas de dire à quelle limite peut ou ne peut pas s’arrêter l’exaspération de ces hommes que l’esclavage de leur pays a rendus fous de colère. Le fer qui a pénétré dans nos âmes y est entré à des profondeurs qu’il vous est interdit de sonder. Laissez le réfugié à sa douleur ! riez de lui, méfiez-vous de lui, émerveillez-vous de cette secrète individualité qui se conserve en lui comme le feu sous la cendre, parfois masquée sous les dehors tranquilles, la « respectabilité » bourgeoise d’un homme comme moi, quelquefois sous l’écrasante pauvreté, les farouches guenilles d’hommes moins heureux, moins souples, moins patients que je ne le suis ; — mais gardez-vous de nous juger ! Au temps de votre Charles Ier, vous eussiez pu nous apprécier à notre juste valeur ; mais vos longues habitudes de liberté vous ont rendus incapables de savoir ce que nous sommes…

Les sentiments les plus intimes semblaient, pendant qu’il parlait ainsi, se révéler comme à regret ; pour la première fois de notre vie, il me laissait lire à toutes les pages de son cœur ; — et pourtant sa voix ne s’élevait pas ; et la crainte où le jetaient ces terribles révélations ne cessait de peser sur lui.

— Vous ne pouvez cependant, reprit-il, penser de cette société autrement que des autres. Selon vos idées anglaises, elle a pour but l’anarchie et la révolution. Elle prend la vie d’un mauvais roi ou d’un mauvais ministre, comme si l’un et l’autre étaient des bêtes féroces sur lesquelles on doit tirer à la première occasion. Soit, je vous