Page:Collins - La Femme en blanc.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde où nous vivons prennent peu sur nos sentiments et nos pensées ? C’est seulement dans les livres que nous recourons à la nature, consolatrice de nos peines, complice sympathique de nos plaisirs. Même chez les meilleurs d’entre nous, l’admiration de ces beautés du monde sensible, que la poésie moderne décrit avec tant d’ampleur et d’éloquence, ne se rencontre pas comme un des instincts originels de notre organisme. Enfant, aucun de nous ne le possède. Personne, plus tard, homme ou femme, ne l’a sans le devoir à quelques études. Ceux-là dont la vie presque toute entière s’écoule au milieu des plus merveilleux aspects de la terre ou de la mer, sont aussi ceux que les spectacles de la nature trouvent le plus généralement insensibles, à moins qu’il ne s’y rattache quelque intérêt humain, quelque question de métier. Pour être capables d’apprécier les beautés du monde au sein duquel nous vivons, il nous faut y être préparés, comme à un art, par les enseignements de l’existence civilisée. Personne, de plus, n’exerce guère cette capacité, artificiellement développée, que dans les moments où l’âme est le plus inerte, où le loisir est le plus complet. Demandons-nous quelle part les charmes de la nature ont eue jamais dans les préoccupations et les émotions, joyeuses ou pénibles, soit de nous-mêmes, soit de nos amis ? Quelle place leur accorde-t-on dans ces mille petits récits d’incidents personnels qui passent chaque jour d’une bouche à l’autre ? Tout ce que notre intelligence peut embrasser, tout ce que nos cœurs peuvent acquérir, nous arrive avec autant de certitude, autant de profit, autant de satisfaction intime, au sein du plus humble ou du plus magnifique paysage que la terre ait à nous montrer. Il est assurément quelque raison pour ce manque de sympathies innées entre la Créature et la création qui l’entoure, raison qu’il faudrait peut-être chercher dans les destinées si différentes de l’homme et de sa sphère terrestre. La plus vaste chaîne de montagnes que puisse parcourir le regard est condamnée d’avance au néant. La moindre émotion produite dans le cœur de l’homme est prédestinée à une immortalité certaine.