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— Et le comte, sans doute, lui désignait la maison ?

— Nullement. Ils causaient ensemble, comme des gens qui viennent de se rencontrer dans la rue. Je restai à la fenêtre, les regardant de derrière le rideau. Si je m’étais tournée, mon Dieu ! et si Laura, dans ce moment, avait vu ma figure ! Mais, grâce au ciel, elle était absorbée dans son dessin. Ils se séparèrent bientôt. L’homme de l’hospice prit d’un côté, le comte de l’autre. Je commençais à espérer que le hasard seul les avait conduits dans notre rue, quand je vis le comte revenir sur ses pas, s’arrêter encore devant notre maison, tirer de sa poche son crayon et son agenda, y tracer quelques mots, et traverser ensuite la rue, jusqu’au magasin au-dessus duquel sont nos chambres. Je passai derrière Laura sans qu’elle pût me voir, lui disant que j’avais oublié quelque chose en haut. Dès que je fus hors de la chambre, je descendis au premier palier, et j’attendis… J’étais bien décidée à l’arrêter s’il essayait de monter ; mais il ne tenta rien de semblable. La petite fille de boutique arriva par la porte qui donne sur le passage, tenant sa carte à la main, une grande carte dorée sur tranche, portant son nom surmonté d’un « coronet, » et, au-dessous, ces lignes au crayon : « Chère Lady » (oui, le misérable se permet encore de s’adresser à moi dans ces termes !) — « Chère Lady, un mot, je vous en supplie, sur un sujet fort grave pour tous deux. » Dans les crises un peu pressantes, du moment où l’on peut réfléchir, on réfléchit vite. Je compris à l’instant que ce pouvait être une fatale méprise de rester volontairement, et de vous laisser aussi dans les ténèbres, quand il s’agissait d’un homme comme le comte. Je sentais d’ailleurs que mon incertitude sur ce qu’il pourrait tenter en votre absence me serait dix fois plus pénible si je refusais de le voir, que si je consentais à causer avec lui. — Priez le gentleman de m’attendre dans le magasin, dis-je à la petite fille ; je l’y rejoindrai dans l’instant… Je montai prendre mon chapeau, car je ne voulais, sous aucun prétexte, lui parler à l’intérieur de la maison. Connaissant sa voix grave et sonore, je craignais que Laura ne l’entendît, même dans le magasin.