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tement, pâle, les cheveux séparés sur le front en deux bandeaux noirs et luisants et éclairés par la lune, qui, bizarrement découpée par les nuages, jouait de ses rayons capricieux avec les plis de son vêtement blanc. Son aspect me fascina, et je restai immobile, les mains tendues vers elle.

Ses bras étaient nus, ses épaules à moitié découvertes, et sa robe fine et légère dessinait la maigreur diaphane de ce corps que depuis si longtemps l’âme fatiguait et brisait sans cesse. Elle alla s’asseoir sur un tertre de gazon humide, et là, appuyée sans art, presque sans grâce, d’une voix triste et plaintive elle chanta la romance du Saule. C’était Desdemona, la Desdemona de Shakspeare, mélancolique comme la nuit, qui semblait gémir avec elle, pressentant sa terrible destinée, la prédisant dans chacun de ses accents, la racontant dans chacun de ses regards. Je l’écoutais dans une muette extase ; tout à coup elle poussa un cri délirant, et je frissonnai. Elle avait vu dans l’ombre surgir une figure froidement atroce : elle venait d’apprendre qu’il fallait mourir ! Oh ! il fallait la voir, naïve comme la peur d’un enfant ou amère comme le mépris, passer de la crainte qui supplie à l’indignation qui foudroie, et se dresser, grande et terrible, dans sa fierté de femme outragée ! et puis, comme une pauvre fille qui a besoin d’amour et de pardon, il fallait la voir arrondir ses bras souples et blancs comme pour enlacer le cou rude et basané du barbare, le menacer, le prier encore, et, glacée de terreur, tomber à ses pieds, palpitante comme la colombe sous la serre cruelle du vautour ! et ses larmes mélodieuses, ses énergiques protestations, ses lamentables cris, si vous les aviez entendus !… Pleure, pleure, pauvre Vénitienne ! C’était bien la peine de quitter ta patrie et ton père et ta gloire pour ce monstre altéré de sang ! Ton heure est venue ; le poignard est bien luisant, la nuit est bien sombre… Pauvre Vénitienne, il faut mourir ! — Mourir ! elle fuyait, pâle, les yeux égarés, sublime… et au moment où l’amour de la vie déployait dans toute sa vigueur la puissante énergie de ses moyens, au moment où sa voix poignait l’âme de toute l’harmonie déchirante de ses accents, elle s’arrêta, comme frappée d’une commotion électrique, le regard fixe, le cou tendu, immobile et froide comme une statue de marbre. — L’orchestre ne va pas, murmura-t-elle lentement, les lumières pâlissent ; tout est muet autour de moi !… Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec désespoir, lui aussi ! — et sa main semblait indiquer une place où ses yeux se reposaient tristement. — Lui aussi il se tait ! lui dont j’étais la vie ! ajouta-t-elle d’une voix mystérieuse… Pourquoi donc ?… Je brûlais : je m’élançai vers elle, je voulus l’attirer sur mon sein ; mais à peine eus-je touché son vêtement qu’elle frissonna de la tête aux pieds et ses traits peignirent une souffrance physique qui me glaça d’effroi. — Reste ! oh ! reste, m’écriai-je, Gina ! j’ai tant souffert ! Oh ! viens ! plus près encore, ma Gina, mon amour ! Souffrances, tourments, peines amères, un chant de ta voix a tout emporté !… Elle me regarda d’un air étonné ; une de ses mains s’appuya sur son cœur, l’autre sur son front, et elle eut l’air de chercher à se ressouvenir. — Oh ! je te connais bien ! dit-elle… Mon regard était étincelant, ma voix forte et brève ; la terre fuyait sous mes pieds. Je voulus saisir Gina dans mes bras ; mais elle poussa un cri perçant, et, s’arrachant à mes étreintes, elle glissa comme une ombre à travers le feuillage. Je courus vainement sur ses pas ; mais la lune n’éclairait plus, la nuit était noire. Furieux, égaré, après avoir escaladé le mur du jardin et parcouru longtemps les rues désertes de Vérone sans savoir où j’allais, sans chercher à le savoir, je rentrai chez moi, j’eus la fièvre. J’ignore ce que je devins, et les jours s’écoulèrent sans que j’en marquasse le cours.

» Rendu à la vie et à la raison, cette nuit de délire me poursuivit d’abord de paroles vagues et mystérieuses. Je me rappelais qu’autrefois tout Vérone avait parlé de la passion sympathique que la prima dona nourrissait pour moi. Incrédule comme autrefois, je souriais de mes souvenirs ; mais au moins j’avais marqué dans la vie de Gina, je n’avais point traversé son existence comme une joie qui passe et qu’on oublie, comme un jour qu’un autre jour efface. Puis une incertitude effrayante me plongea dans mille tourments. Je songeai à mes jours de folie : je me crus abusé par les rêves fantasques de la fièvre qui m’agitait alors ; cette nuit de délices disparut dans un lointain douteux ; ma tête, trop faible pour tant de bonheur, le rejeta bientôt sans y croire ; et cependant, ange déchu, je ne sais quelle idée confuse du ciel vivait en moi ; j’ignore à quels souvenirs du passé mon sang refluait violemment vers mon cœur. Je fus longtemps souffrant et faible. Dès que j’eus retrouvé des forces, je voulus revoir encore ce théâtre où j’allais autrefois pour vivre. Je m’y traînai avec peine, et je tombai accablé de fatigue sur le dernier banc. Gina remplissait encore cette salle déserte, et le passé se dressa tout vivant devant moi. Hélas ! je ne vous dirai ni ma joie ni mes peines. Qui n’a pas revu, après des jours de tourmente et d’orage, les lieux où s’écoula la fraîche matinée de la vie ? qui n’a pas eu à y pleurer sur des souvenirs et des tombes ?

» Le rideau n’était pas levé, les premiers accords de l’ouverture n’avaient pas encore fait passer le frisson sur toutes les âmes, lorsqu’un mouvement semblable se communiqua à l’assemblée : tous les regards se portèrent avec intérêt, avec une admiration mêlée de pitié vers une loge d’avant-scène où venait d’apparaître une femme voilée. Je n’eus pas besoin