Page:Collectif - Revue canadienne, Tome 1 Vol 17, 1881.djvu/113

Cette page n’a pas encore été corrigée

sienne, perchée à une hauteur que les habitants des eaux n’ont pas l’habitude de gravir. Ils ne vivaient pas précisément en bonne intelligence, mais aucun d’eux n’était assez gros pour dévorer les autres. Seize-Mai ne quittait jamais le lit de gravier et de coquillages qui tapissait le fond du bocal, et Roméo et Juliette ne plongeaient que lorsqu’un bruit inusité leur faisait peur ; alors ils gagnaient le fond, où ils ne pouvaient pas séjourner longtemps, ces animaux respirant par des poumons et non par des branchies. Les gardons étaient les plus gais et les plus remuants de toute cette colonie aquatique ; ils se mouvaient perpétuellement de bas en haut, passant à travers les bâtons de l’échelle ou les jambes pendantes de Roméo et de Juliette, ou bien ils allaient frôler impudemment le dos de l’écrevisse et lui arracher le morceau de viande hachée qu’elle tenait entre ses pinces. Mais il fallait surtout les voir happer les mouches qu’on leur jetait, après leur avoir coupé une aile. Oreste, qui était le plus vorace des deux, allait jusqu’à sa douzaine et demie ; Pylade, moins homérique, s’arrêtait à la douzaine. Quant à Roméo et Juliette, perchés sur leur échelle, dans la saison des mouches, ils les attrapaient très adroitement au vol en s’élançant sur elles avec la rapidité de la flèche ; mais lorsque les mouches eurent disparu, le couple shakspearien ne voulut plus toucher à rien de ce qu’on lui jeta, pas même aux mouches retardataires qu’on prenait lorsque la température se radoucissait. Il s’était condamné à un jeûne aussi rigoureux que volontaire, et était devenu phénoménalement maigre, tandis que le couple homérique, toujours doué d’un magnifique appétit, se jetait avec avidité sur le fromage et le pain à chanter. Le gardon est un joli, agile et gai animal, que Gueuxarcher trouvait beaucoup plus amusant que le vulgaire poisson rouge ; quant à l’écrevisse, elle avait l’air de s’accommoder de sa captivité et de se laisser gratter le dos avec un certain plaisir, et, en tout temps, elle suçait avec volupté un morceau de bifteck cru. Il y avait deux mois que ce petit monde était abandonné aux soins du cerbère, qui était bien de sa nature le plus faux, le plus traître et le plus méchant cerbère de tout le quartier ; mais, étant cordonnier de son état, il aimait à monter un couple de seaux