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Eh bien, je ne le cache pas, j’eusse aimé mieux un peu plus d’embarras chez la débutante, un peu moins d’aisance, un peu plus d’inexpérience, voire de gaucherie. Au début de sa carrière, nous ne voulons pas préjuger de la destinée d’une artiste, mais chaque fois qu’une élève du Conservatoire nous arrive ainsi toute faite, rompue à toutes les routines du métier, nous ne pouvons nous défendre de certaines inquiétudes sur son avenir ; nous nous demandons, malgré nous, si la routine, le but suprême de l’enseignement du Conservatoire, n’aurait pas tué le naturel, rendu tout progrès ultérieur impossible.

Mlle Seveste déploie assurément beaucoup d’intelligence ; elle joue avec finesse et distinction ; elle sait souligner, avec une remarquable habileté, les saillies du poème, mais… elle manque de voix. Son organe, d’un timbre quelque peu guttural, n’a pas plus de charme que d’étendue et manque quelquefois de justesse. Aussi, les couplets célèbres de Denise : J’n'avions pas encor quatorze ans, et J’commence à croire que dans la vie, ne nous ont fait qu’un médiocre plaisir. Ils sont, d’ailleurs, trop hauts pour la voix de Mlle Seveste, et puisqu’on avait tant fait que de transposer les airs de la Servante maîtresse pour Mme Galli-Marié, je me demande pourquoi on n’en a pas fait autant pour Mlle Seveste.

N’oublions pas que Mlle Seveste est un premier prix du Conservatoire ; une scène de Fior d’Aliza, qui n’est à tout prendre qu’une scène de grand opéra, lui a valu le premier prix d’opéra-comique au dernier concours. Ce morceau était évidemment trop difficile pour elle, mais, en revanche, elle a été charmante en donnant la réplique à M. Arsandaux dans le Nouveau Seigneur du village. Il fallait l’entendre dans le duo entre Babet et Frontin ! Avec quelle fine raillerie, avec quelle grâce distinguée elle renvoyait Frontin de l’autre côté de la scène : Vous n’êtes pas à votre place ! Mais faut-il que le mot de Babet se retourne contre elle-même, faut-il dire à Mlle Seveste que l’Opéra-Comique n’est pas le cadre qui convient à son talent, que la distance n’est pas si grande entre le théâtre Favart et la Comédie-Française qu’elle ne puisse songer à la franchir ?

M. Ponchard, le Siméon d’hier, a retrouvé dans le personnage d’André sa véritable note et un succès de bon aloi, — quand il ne chante pas, bien entendu.

Dois-je dire, pour terminer, que M. Crosti (La France) paraissait indisposé, ce qui m’oblige à suspendre mon jugement.

H. Vallier.



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Suite et fin.

Le lendemain matin, Emmy, assise dans la salle à manger, tenait sa fille sur ses genoux et lui faisait épeler ses lettres, quand Gervais entra. Ce n’était pas encore l’heure du déjeuner ; aussi la jeune femme eut-elle peur de quelque querelle, et Paulette sentit que les genoux de sa mère tremblaient.

Mais Gervais montrait une sorte de belle humeur et se frottait les mains. Il s’approcha de la fenêtre en disant :

— Un temps superbe ! Nous aurons demain, sûrement, une belle journée. C’est, tu le sais, jour de fête. Ma foi, nous pourrions bien aller à Saint-Germain.

Après une minute de silence, tirant légèrement une des boucles de sa fille, il reprit :

— Veux-tu, Paulette, y venir avec moi ?

— Et avec maman ? dit l’enfant.

— Certainement. Veux-tu venir, Emmy ?

Étonnée de cette proposition, et du ton amical dont elle était faite, Emmy s’efforçait d’articuler un consentement, quand M. Talmant se ravisa :

— Non, pas demain ! C’est partout encore plein de plâtre et de débris. Il faut que ce soit plus convenable pour de fines chaussures et de petits pieds. Non, J’irai seul demain faire déblayer tout cela et rendre ma villa plus digne de votre visite. Quelles charmantes parties nous y ferons cet été !

Il joua quelque temps avec l’enfant, puis s’écria tout à coup :

— Encore cette diable de douleur ! je ne sais pas ce que j’ai dans la main droite, des élancements, on dirait la goutte. J’ai cessé d’écrire tout-à-l’heure à cause de cela. Et cependant, J’ai des lettres pressées. Veux-tu me servir de secrétaire ? demanda-t-il à sa femme.

— Volontiers, répondit-elle.

Ils passèrent ensemble dans le cabinet de M. Talmant, et sous sa dictée la jeune femme écrivit deux lettres d’affaires.

— Ah ! fit-il ensuite, en frappant du pied.

— Qu’y a-t-il ?

— Un mot à écrire à ce Martel.

— Si ce n’est qu’un mot, vous pourriez peut-être l’écrire vous-même.

— Pourquoi donc ? il ne connait pas, je pense, votre écriture. Écrivez ! poursuivit-il d’un ton impérieux.

Elle obéit ; c’était une réclamation de frais, occasionnés par certaines démarches. Quand la lettre fut achevée, M. Talmant la signa : puis, la mettant sous enveloppe, il fit écrire aussi l’adresse de la main d’Emmy. Elle n’osait refuser : mais elle souffrait de la déception que son écriture sur cette lettre allait causer à Olivier.

— Mais je vais lui écrire moi-même, se dit-elle, et je verrai sans doute Victorine aujourd’hui.

— Encore une, la dernière, dit M. Talmant en posant devant sa femme une nouvelle feuille de papier.

Tout de suite elle mit en haut : Monsieur,

Il la lui arracha des mains.

— Ce n’est pas cela. Pas de titre. Faites ce que je vous dis et rien davantage, écrivez :

« Demain, à deux heures, chez moi : nous serons seuls. »

— Donnez, c’est tout ce qu’il faut, je signerai.

Emmy le regardait avec surprise ; il poussa un éclat de rire :

— Te voilà bien intriguée ? C’est pour Saint-Germain. Si tu y tiens, je t’expliquerai ça plus tard. Pour le moment, va presser le déjeuner. Je meurs de faim.

Quand il fut seul, il tira de son enveloppe la lettre qu’il disait destinée à M. Martel, la réunit aux deux autres qu’il avait fait écrire en premier lieu, et les brûla toutes les trois dans le foyer. Puis, dans l’enveloppe qui portait l’adresse de M. Martel, écrite de la main d’Emmy, il inséra la feuille où se trouvait cette seule phrase : « Demain, à deux heures, chez moi : nous serons seuls. »

Il cacheta, prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Là, son pas se ralentit, son regard devint indécis : et il s’arrêta :

— Eh bien, murmura i-il, n’est-elle pas coupable ?

Alors, d’un brusque mouvement, il sortit.

Quand il revint, il était un peu pâle. Il entra dans la cuisine, et trouvant la bonne seule, il dit :

— Si Mme Levert venait aujourd’hui, vous lui diriez que Madame est sortie, et n’y sera pas non plus demain.

Pendant le reste de la journée, Emmy espéra en vain la visite de Victorine et des nouvelles d’Olivier. Deux ou trois fois, la sonnette retentit, et chaque fois elle crut voir paraitre son amie ; mais c’était seulement, lui dit Maria, des personnes qui demandaient Monsieur, ou qui se trompaient de porte.

Elle écrivit à Olivier ; mais quand elle voulut porter la lettre, son mari se trouva à la porte en même temps qu’elle, lui offrit son bras, l’accompagna tout le temps qu’elle fut dehors, et la ramena à la maison. Elle ne put mettre sa lettre à la poste, et dut encore la confier à Maria.

Des rêves incohérents, affreux, remplirent sa nuit, et elle se leva, brisée. Quand elle se plaça devant sa glace pour peigner ses beaux cheveux, elle se vit pâle comme une morte.

— Qu’ai-je donc, dit-elle, quel poids sur mon cœur ! Serait-il arrivé quelque chose à Olivier ?

Tandis qu’elle songeait ainsi, Paulette, descendue de son petit lit, se roulait sur les chats de la tapisserie et leur parlait en les agaçant.

— Tu vas avoir froid, ma chérie, dit la jeune mère, et saisissant l’enfant demi-nue, elle l’enveloppa de son sein et de ses bras. En contemplant cette jolie tête blonde, ses yeux se mouillèrent : « Paulette : dit-elle en la serrant contre elle, Paulette ! ma chère fille ! » Un nouveau transport la prit au cœur et elle serra l’enfant plus fort encore, en répétant ! — Ma chère fille !

— Oh ! tu me fais mal, dit la petite. Qu’est-ce que tu as comme ça, à pleurer toujours ? ajouta-t-elle avec son bégayement enfantin, les yeux fixés sur sa mère.

— Ce n’est rien, dit la jeune femme, rien, mon ange. Et fâchée d’avoir inquiété l’enfant, elle ouvrit la fenêtre en disant :

— Vois comme il fait beau !

Au dehors brillait un soleil radieux, ce doux premier soleil qui dore les feuilles naissantes, et va éveiller sous la mousse les fleurs des bois. Des marmots joyeux gazouillaient sous la fenêtre. Sur le trottoir, en face, une jeune fille souriante choisissait un bouquet dans un panier de fleurs. C’étaient des muguets.

— Un bouquet ! demanda Paulette.

Emmy envoya la bonne en acheter un et quand on lui remit ces fleurs à l’enivrant parfum, elle les respira longtemps.

— Oh ! le printemps ! murmura-t-elle. Est-ce bon !

Un instant après, elle éloigna le bouquet, disant qu’il lui faisait mal. Mais son oppression et son malaise persistèrent.

Cependant, elle voulut s’habiller elle passa une jupe de soie grise, garnie de bleu, un corsage blanc et serra sa jolie taille d’une ceinture bleue, à longs bouts. Au réseau qui soutenait sa blonde chevelure pendaient aussi de longs rubans bleus. Elle était ainsi charmante à ravir. Tout en s’habillant, elle se demandait : — Irai-je chez ma mère ? ou bien resterai-je ici ? — Car elle s’était interdit la maison de Victorine, chez qui elle aurait pu rencontrer M. Martel. Elle y songeait pourtant, mais se disait : — Non, je ne dois pas.

Le déjeuner fut morne ; au milieu du silence, le babillage de Paulette seul prenait ses ébats. Gervais, en se levant de table, dit à sa femme :

— Je vais donc prendre le chemin de fer ; avez-vous l’intention de sortir ?

— Mais… je ne sais, répondit-elle.

— Veuillez ne pas sortir avant trois heures. Il pourrait venir une personne… M. de Saurres. Vous lui diriez que je passerai demain chez lui, et vous auriez la bonté d’être fort aimable. C’est un de mes plus précieux clients. N’envoyez-vous pas Paulette à la promenade ? Il fait très beau.

— Quand la bonne aura fini son ouvrage. Mais comme vous êtes pâle, Gervais, seriez-vous malade ?

— Je me porte fort bien, dit-il sèchement, et il sortit.

Après son départ, Emmy s’occupa de la toilette de l’enfant ; et elle ne pouvait se lasser de la regarder, allant et venant dans la chambre, de son petit air important et fier. — Comme elle était jolie ! sa Paulette ! Aux Tuileries, souvent, on se retournait pour la voir. Elle a le cœur bon aussi ; elle est aimante, comme à cet âge on peut l’être. Emmy, du moins, est une heureuse mère. Cependant, plus elle contemple sa fille, plus ses yeux se