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geance et de haine, sans considération d’aucune autre sorte. Il s’estimait atteint dans ses droits les plus sacrés, et de la manière la plus coupable. Pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisque l’expression la plus arrêtée des croyances humaines en fait de justice, la loi, lui affirmait qu’il avait le droit de faire ce qu’il avait fait, et que l’infidélité d’Emmy, au contraire, était un crime digne des plus sévères châtiments ? Ce n’était pas dans le désordre de son courroux qu’il pouvait réviser ce qu’avait décidé, de sang-froid, la sagesse des hommes.

Il s’abandonna donc, très logiquement, à toute sa colère. Non-seulement Emmy, soutenue par sa famille, lui était un obstacle, mais elle devenait sa honte. Oh ! pourquoi l’a-t-il épousée ? Que ne peut-il s’en débarrasser ! Entrave insupportable qui le gêne à chaque pas ! Menace perpétuelle contre son honneur ! Ah ! s’il était libre ! ou veuf ! L’espoir seul du mariage aurait bientôt ramené Léocadie dans ses bras. Mais il le lui laisserait espérer toujours, bien que cette créature belle et passionnée lui convint mieux cent fois que la pâle Emmy, cette créature niaise et perfide. Oh ! Léocadie ! l’impétueuse ! la voluptueuse ! l’insinuante ! Il l’aime ! il la veut ! il la lui faut !

Quand ses premiers emportements se furent un peu calmé, M. Talmant se jeta dans son fauteuil, devant son bureau, et, le front dans ses mains, il tomba dans une longue et profonde méditation.

André Léo.

(La suite au prochain numéro).



MEMENTO


La démission de M. Dronyn de Lhuys, comme ministre des affaires étrangères, vient d’être acceptée. M. Dronyn de Lhuys devient membre du conseil privé, et est remplacé au ministère par le marquis de Moustier, ambassadeur de France à Constantinople.

— Les théâtres continuent à renouveler leurs affiches. Les premières représentations se succèdent rapidement, la véritable saison théâtrale est inaugurée ; c’est l’hiver qui commence. Après l’Odéon et l’ancien Petit-Théâtre, aujourd’hui Théâtre des Folies-Saint-Antoine, vont venir les Délassements, le Théâtre-Déjazet, les Fantaisies-Parisiennes et le Théâtre-Italien. Ce dernier théâtre nous promet des merveilles pour cette année. Déjà la liste des artistes engagés est affichée. Nous y trouvons les noms de la Patti, de La Grua, de Fraschini, Zucchini, Selva, etc., etc.

— On parle du mariage probable de Mlle Nilsson avec le fils d’un riche banquier de Londres.

— Nous trouvons dans différents journaux, parmi les réclames payantes, la note suivante, un chef-d’œuvre de réclame :

» Demain matin dimanche, le numéro de la Petite Presse sera illustré extraordinairement. Il contiendra les portraits fidèles des sanguinaires Vaudoux exécutés à Haïti ; celui de Ponson du Terrail, auteur de Rocambole, et enfin celui de Rocambole lui-même entouré des principales scènes du roman. Inutile de dire que ce numéro sera enlevé en arrivant à Lyon. »

— Ces jours derniers le bruit s’est répandu que M. Courbet venait d’être atteint d’une attaque d’apoplexie. Cette nouvelle est heureusement complétement controuvée. Le peintre d’Ornans ne s’est jamais mieux porté.

— M. Eugène Razoua, un des écrivains les plus distingués de la Vie parisienne, publié à la librairie Achille Faure un volume plein de récits amusants : Souvenirs d’un spahis.

— Il ne nous appartient pas de rendre compte de la brillante soirée d’ouverture de l’Odéon. Mais nous tenons à constater le grand succès obtenu par le Maître de la maison, afin de féliciter la nouvelle direction qui, composée d’hommes d’élite, a droit à toutes nos sympathies.

— Les journaux de Lyon nous annoncent que la montgolfière l’Aigle, des frères Godard, dont on se rappelle les nombreuses mésaventures à Paris, n’a pu exécuter son ascension promise pour la fête du Grand Camp. Une ascension d’un petit aérostat à gaz a dû la suppléer.

— Les promeneurs des boulevarts s’arrêtaient jeudi, vers les six heures du soir, pour suivre des yeux un ballon de forme étrange qui filait au-dessus de Paris, dans la direction du nord. C’était le nouveau ballon, le Cylindre, qui venait d’exécuter son premier départ de l’Hippodrome. L’essai du nouveau ballon avait été confié à M. Camille d’Artois, l’intelligent aéronaute, qui a su maîtriser le terrible ballon le Géant, dont il a si habilement et heureusement dirigé les trois dernières descentes à Bruxelles, Lyon et Amsterdam.

Le Cylindre, dont le nom indique suffisamment la forme, est découpé dans des proportions élégantes malgré leur bizarrerie, M. d’Artois, accueilli par un vent assez vif à la descente, a su éviter un bois voisin, et vers sept heures, choisir un arrêt dans une plaine, près de Bobigny, sur Bondy. — Il dirigera, dimanche prochain, à l’Hippodrome, la seconde ascension du Cylindre.

— On lit dans un fort remarquable livre du docteur Menville : — Choléra — Traitement préventif et curatif, livre paru depuis quelques jours :

« Au commencement du mois de septembre 1865, j’ai publié un opuscule sur le choléra et sur son traitement préventif et curatif. La réapparition du fléau parmi nous m’engage à présenter de nouveau une description exacte des symptômes prémonitoires et des signes graves et frappants qui caractérisent le choléra confirmé, et à faire connaitre les heureuses modifications que j’ai introduites dans la médication des symptômes cholériques, en formulant un nouveau traitement, qui, basé sur la cause et la nature de cette cruelle maladie, est regardé comme le meilleur moyen d’une guérison radicale la plus prompte et la plus sûre. »

Le docteur Menville qui est, on le sait, un de nos médecins les plus distingués, est encore l’auteur d’un Guide médical de la famille, destiné à rendre de véritables services. Le traitement des maladies des jeunes filles et des femmes y est surtout fort développé. Nous reviendrons sur les ouvrages du docteur Menville.

— La manie des timbres-postes va être probablement remplacée par une toquade non moins curieuse. On signale à l’hôtel Drouot la mise en vente d’une collection de bandes de journaux, dont la plus ancienne remonte à l’an 1600.

— Le premier numéro de Paris Cascade, journal hebdomadaire, littéraire, critique et satirique, vient de faire son apparition.

Que le rédacteur en chef, M. Léon Rossignol, me permette d’emprunter le mot de la fin à sa fort amusante causerie.

C’était chez M. Philarète Chasles.

Un poète chevelu venait de prendre la parole en vers :

Les deux amants s’en allaient sur le lac.
Se regardant prunelles dans prunelles,
Lorsque devant les lueurs éternelles,
Extasiée, elle cria : cristi…

— Pardon, cher poète, fit M. Viennet, mais voilà une singulière rime : en y mettant la meilleure volonté du monde, ac ne peut rimer à cristi.

— Comment, monsieur, vous êtes dans l’erreur, j’ai toujours entendu dire : Lacryma christi.

Michel Mortié.

PROFILS ET GRIMACES

MADAME K…

Les persiennes sont closes et les rideaux baissés. Un demi-jour harmonieux règne dans le salon. Poussez la porte, entrez ; madame vous attend.

Elle est indolemment couchée sur une causeuse, en train de bercer dans son esprit on ne sait quelles chimères. Elle a un délicieux minois mignon, des yeux pétillants et des cheveux noirs chiffonnés. Sa taille s’assouplit, se balance et se plie. Ses jupes frissonnent, sa voix caresse, son rire éclate aux oreilles comme le léger tintement d’une clochette d’or.


Elle vit dans son intérieur, au milieu d’un luxe exquis, loin des bruits du monde. Elle a peuplé son charmant hôtel de fleurs, de statuettes, de chinoiseries et de souvenirs. Paresseuse et nonchalante, elle attend que ses adorateurs viennent égrener le chapelet des plaisirs chez elle.

Son cœur est fermé depuis longtemps déjà aux passions romanesques. À force de le presser, le ressort s’est cassé. Maintenant l’idéal a peu d’attraits pour elle, et les belles passions poétiques glissent comme des patins sur le lac de son âme.


Son nom est un hiéroglyphe et sa vie un mystère. Elle ne va ni aux fêtes ni au théâtre. Elle se montre à peine au bois de temps à autre, tout de noir habillée, voilée, sanglée et ravissante.

Sa plus grande occupation est de se donner des charmes. Elle sait effacer avec un art infini les dégâts de l’âge ; tous les matins, elle demande à la pomme d’api et au koholl les brillantes couleurs de jeunesse, flétries sous le souffle ardent des folies nocturnes.

Elle se plait dans la soie et le velours comme une femme turque dans le bain. Elle s’habille et se pare pour elle-même. Dans ses emportements et dans ses ivresses, elle veut se rouler sur de riches pelisses jonchées de fleurs, aspirer un air imprégné de parfums enivrants, promener ses prunelles en feu sur de splendides ameublements et des draperies lamées d’or.


Elle a déclaré la guerre aux femmes ; jamais une fille d’Ève n’a mis le pied dans son salon. Elle ne reçoit que des hommes, et encore, de jeunes hommes.

Ses journées s’écoulent en apparence monotones. Le beau corps enveloppé dans un blanc peignoir aux larges plis ; les cheveux presque dénoués, éparpillés en grappes chatoyantes, à l’aventure, sur les épaules nues, elle se promène souvent dans son appartement féerique, cause avec son perroquet vert, joue aux quatre-coins avec son king’s-charle, fume des cigarettes et même des cigares.

Parfois, elle s’assied au piano, se regarde dans un miroir de Venise, au cadre d’argent ciselé, prend une pose languissante, et tapote un peu, en gazouillant des ballades amoureuses, des romances tendres, tout comme une jeune pensionnaire qui sort du couvent.


Puis le soir arrive. Le salon s’éclaire ; le boudoir se pare ; chaque vase, chaque jardinière s’épanouit de fleurs. Madame met une robe rose, bouffante, gazée, diaphane, à grandes rayes alternées mates et luisantes. Elle enferme sa taille flexible dans un bout de corsage en velours grenat ; coiffe ses cheveux avec de longues brindilles d’or, se poudre, se musque, se fait des mouches, choisit les plus séduisantes mignardises de sa collection.


Ses habitués sont peu nombreux, mais fidèles. Ils l’entourent, la caressent du regard, la flattent ; ils lui content les anecdotes piquantes et les histoires graveleuses de la ville.

Elle écoute souriante et pâmée. Elle cause peu par intervalles, à soubresauts, sans trop étudier ses phrases et sans viser à l’esprit. Tout ce qu’elle veut, c’est de réveiller, par son attitude et ses airs penchés, des idées vagues et douces, des sentiments qui flottent dans une nacelle étrange, sur un lac bleu.

Peu à peu, son regard s’anime et le sang de ces messieurs s’épice… Alors ses paupières nacrées se ferment à demi ; sa lèvre frémit agitée par une volupté âpre et suave ; son âme s’endort comme bercée par un concert de désirs.


On joue et l’on soupe. Elle jette comme cela, au hasard, sur une carte quelconque, quelques pièces d’or. La perte ne l’émeut pas, et le gain ne l’amuse guère. Elle ne joue que pour faire aller le baccarat et pour donner des distractions à ses bons amis.

An souper elle ne soupe presque pas. La table est dressée, le lustre allumé ; la nappe éblouit, les couverts étincellent. Elle s’avance et s’assied ; elle est là, en quelque sorte, comme un ornement, comme un surtout splendide et vivant, qui fait des gestes et qui parle. Mais elle suce à peine une écrevisse, ou gobe, du bout de sa fourchette, une caille au gratin, ou tortille l’aile d’un coq de bruyère, en arrosant le tout de quelques petites gorgées de vin de Chypre.


Après le souper, ces messieurs s’en vont, et elle se retire, exaltée et rêveuse, dans sa chambre à coucher. C’est une pièce ravissante, faite pour une passion qui