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l’aster ? Qu’est-ce donc aussi que cette famille des radiées ? Le soleil, l’ostensoir sont-ils comparables en éclat à ce prestigieux pissenlit dont les charmes ingénus ont fait l’émerveillement de toutes les enfances successives ? Est-ce que les architectes égyptiens dédaignaient la fleur du lotus ? Ne distingue-t-on pas dans l’art du moyen-âge un gothique fleuri ? N’est-ce pas l’acanthe, n’est-ce pas le lierre qui, par leurs contournements. heureux, communiquent une grâce auguste aux chapiteaux de nos temples ? D’après certains archéologues, le vieux Saturne aurait été le premier tyran[1]qui jeta sur ses épaules un manteau d’écarlate. Avec votre permission, ce n’était pas un ambitieux vulgaire celui qui jalousait ainsi le pavot des champs. Ainsi, partout et toujours, nous retrouvons la fleur au sein même des âges fabuleux, jusqu’en cet Eden où plongent ses racines d’argent comme des fils enchantés. Et si nous pouvions seulement tracer l’empreinte de nos talons sur l’orbe X très inaperçu de nous par-delà la dernière des nébuleuses, nous y retrouverions la fleur, encore la fleur, et toujours la fleur.

Qui donne plus l’idée de la gravitation que ces incomparables parfums pour lesquels nous avons une propension naturelle, qui ouvrent à nos âmes un champ magique illimité, qui mettent le cœur et la pensée sur la trace perdue des perceptions incommensurables ? Où trouver un plus féerique bienfait, de plus chastes sollicitations ? On dirait d’un songe déjà commencé dans une vie antérieure, et dont la suite se compléterait au présent numéro. Rien qu’à la pensée de ces arômes subtils, on voit vaguement se creuser tout un demi-cercle de nez en bonne fortune, et l’on comprend mieux pourquoi la nature a doué d’ailes les êtres choisis voués à la poursuite des baumes printaniers. Certes, dame Nature eut failli à ses premiers comme à ses plus sérieux devoirs, en ne donnant à la mouche à miel que des rames, en n’accordant que des roues aux instances du papillon.

Transportez-vous, soit par la pensée, soit par la vapeur, au giron pressé des grandes villes, dans la région turbulente où les moellons fleurissent, tout au plus épais du marc que les foules harassées laissent en fermentant. Il fait sombre ; il fait lourd et boueux. Il a plu… mais non pas toujours dans votre escarcelle. Votre œil va s’incruster dans un mur qui vous barre l’étendue et la liberté. Et justement à ce moment vous avez trouvé moyen de douter de votre meilleur ami, du chien qui se lamente à vous attendre au logis, presque aussi de vous-même. Vous venez de soulever la corbeille aux soins, et vous en avez trouvé le contenu lourd. Vous avez touché à vos consolations, non sans remarquer qu’elles vous ont laissé du fard aux doigts ; vous les embrassez, c’est du rouge qu’elles vous laissent maintenant à la joue. Vous vous sentez perdu, démis, écrasé, accablé par une désorganisation interne, un chagrin irrémédiable. Pas moyen d’appeler au secours, emprisonné comme on l’est dans un cercle d’indifférents qui amortirait vos cris ; se laisser suffoquer dans l’air, de même qu’on suffoque dans l’eau !… Il le faut donc ? Comment est-ce devenu la seule chose praticable au moment même où l’éclair d’un vrai visage humain semble s’être manifesté à vous ? Comment dédoubler ce mystère et cette fatalité ? Et c’est, à bien sonder ce phénomène, une mine vermeille et souriante qui vous a glissé dans l’âme par les yeux. Ce qui vous est apparu, c’est un teint frais, ce sont des yeux limpides et alertes, — quelque chose de la femme, et quelque chose de la bouquetière aussi. Miracle ! Vous voici tombé, tête baissée, dans un marché aux fleurs : « Ô chères années disparues, où donc êtes-vous ? Vous avez fui… mais de quel côté de l’horizon ? J’ai de bonnes jambes encore ; je vais courir en éperdu, en fou, en désespéré, en maniaque, et il me faudra bien alors, années de mon enfance, finir par vous retrouver. Comme ils se railleraient impitoyablement de moi, bon Dieu ! les dignes gens qui m’entourent, si je leur racontais que ce fut un œil rouge qui le premier de tous me fit palpiter le cœur ! Sans doute ils m’accuseraient d’imposture, et jamais je ne dis plus loyale vérité. Ils maintiendraient que cela n’est pas naturel, et jamais rien ne fut plus près de la Nature. Hélas ! de quel œil festonné et sympathique elle me regardait pourtant, il y a tantôt quarante années, cette primevère pourpre des jardins, cette suave printanière (comme on la nomme peut-être encore en mon village), dans ce parterre microscopique qui fut un instant le mien ! Était-ce donc un œil, ou bien n’était-ce qu’une collerette ! Discrimen obscurum. Hélas ! le doute réside au fond de toutes choses. Mais pourquoi disséquer mon bonheur ? Qu’ai-je à y gagner ? Œil ou collerette, j’ai voué à cet objet un culte au plus profond de moi-même, et, si j’ambitionne à mon lit de mort quelque chose, c’est la fraiche impression que me laisserait son suprême regard ; car d’avoir du noir dans l’œil en de tels moments, malpropre le trouverais-je. »

Jacques Desrosiers.

(La suite prochain numéro).



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Suite.

Deux amants séparés, dont l’un au moins est bien décidé à ne pas renoncer à l’autre, ne peuvent manquer de s’écrire longuement et fréquemment. Chaque lettre d’Olivier se terminait ou par des questions pressantes, auxquelles il fallait répondre, ou par des emportements qu’il fallait calmer, ou par des doutes et des désespoirs auxquels Emmy sentait encore plus le besoin de venir en aide. Ces lettres étaient apportées par Victorine, vaincue par les prières de M. Martel, et les réponses d’Emmy étaient jetées par elle-même à la poste. Il se passa donc plusieurs jours pendant lesquels Mlle Maria n’eut aucune occasion de prouver sa bonne volonté.

Mais, une fois qu’Emmy venait de terminer une lettre pour Olivier, elle se sentit si épuisée, si défaillante qu’elle ne put sortir. La fatigue d’avoir à combattre ses plus chers désirs, la continuité de cette lutte, les exigences imprudentes de son amant, tout cela enfin la brisait. Elle éprouvait des éblouissements ; un cercle de fer lui serrait les tempes ; les jambes lui manquaient. Forcément, elle s’assit et, pendant longtemps, elle chercha en vain à se remettre. Une demi-heure après, un peu plus forte, elle mettait son chapeau quand M. Talmant rentra :

— Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

— Prendre l’air un moment.

— Vous êtes folle ! il pleut ; il n’y a dehors que des gens affairés et vous n’avez rien à faire, restez.

— Mais, enfin, j’ai mal à la tête.

— Raison de plus ! Y pensez-vous ? Restez, vous dis-je, votre santé m’est trop chère pour que je puisse céder à un tel caprice.

En parlant ainsi, il la regardait d’un air si haineux qu’elle frémit. Elle ôta son chapeau et se retira dans sa chambre. Mais Olivier ! qu’allait-il devenir ? lui qui attendait toujours sa lettre avec des transports d’impatience, lui qu’une heure de retard pouvait jeter dans une crise de doutes, de suppositions extrêmes, et peut-être pousser à de folles démarches.

En songeant à cela, Emmy médita de sortir malgré la défense de son mari. S’il s’en apercevait, comme c’était probable, eh bien, une fois de plus, elle subirait ses insultes, peut-être même le contact de sa main brutale… Qu’importe ? Olivier n’attendrait pas. Mais une pensée l’arrêta : cette démarche exalterait les soupçons de M. Talmant ; il pouvait la tenir enfermée et désoler Olivier bien autrement.

Elle appela la bonne et la chargea de quelques commissions de ménage ; puis, au moment où cette fille sortait, elle la rappela. Elle hésitait cependant encore ; un instinct la retenait ; mais, en pensant à l’inquiétude d’Olivier, elle se décida :

— Ah ! tenez, Maria, cette lettre que j’oubliais. N’y manquez pas.

D’un œil inquiet, elle suivit la bonne jusqu’au bas de l’escalier.

— Il n’y a plus rien à craindre, se dit-elle ensuite ; dans quelques minutes la lettre sera partie.

Mais, tandis qu’Emmy s’applaudissait de ce mauvais pas franchi, sa lettre revenait à la maison dans la poche de Maria, qui la remettait à M. Talmant.

La vue seule de cette adresse : À M. Martel, écrite de la main d’Emmy, persuada Gervais qu’il était un mari trompé. Et dès lors, cette persuasion, rien ne put la modifier, même quand il lut ce passage :

« Non, Olivier, je vous l’ai dit, et sur ce point vous me trouverez toujours invincible, je ne veux point sacrifier ma fille. Je ne puis pas la laisser à son père, qui la rendrait malheureuse et l’élèverait mal, et nous n’avons pas le droit de lui arracher sa famille et sa fortune, le milieu où elle est née, pour lequel elle est faite, et, sans doute, la considération sociale qu’elle perdrait aussi bien que moi. Toutes ces choses, pour nous, sont de bien peu de valeurs en comparaison de notre amour ; mais la volonté de l’enfant et sa destinée ne nous appartiennent pas. Elle porterait tous les maux de notre situation sans partager notre bonheur, et plus tard la faute de sa mère serait un obstacle à son mariage. Dieu me l’a donnée, mon bien cher ami, c’est pour que je l’élève et la protége. Celle que vous aimez ne s’appartient plus. »

Mais il lut et relut, en frémissant de rage, les phrases où s’accusait le plus vivement la chaste passion de cette pauvre femme, heureuse d’être aimée. Lire n’est pas comprendre. Ce que nous voyons partout et dans tout, en réalité, c’est nous. Aux yeux de M. Talmant, Emmy ne pouvait être qu’adultère. Ses luttes, ses refus, n’étaient que les répugnances d’une femme qui craint le scandale. Elle préférait se donner à l’abri du toit conjugal.

Alors, une épouvantable colère s’empara de lui. Ah ! on le trompait ! lui ! Sa femme le trompait ! Elle osait le trahir ! Elle ne l’aimait plus ! Mais c’était odieux ! Mais elle était indigne, cette femme, de manquer à ses devoirs d’épouse, ainsi ! Eh quoi ! ce n’était pas assez qu’on lui ravit sa maîtresse ! Sa femme le trompait ! Mais, véritablement, ils étaient insensés de l’irriter à ce point ! Car enfin, il se vengerait ! Il ne se laisserait pas ainsi désoler et bafouer ; non ! quand il devrait abîmer le monde, se perdre lui-même !

Il était dans un de ces paroxysmes sous l’empire desquels un sauvage saisit sa hache et frappe : mais Gervais, nous l’avons vu, s’il était violent, savait se maitriser. La vie civilisée lui avait donné cette somme de prudence, qui est la seule conscience de beaucoup de gens.

Il ne lui vint pas à l’idée une fois que la faute d’Emmy était la conséquence naturelle, presque inévitable, des siennes : qu’il était justement puni ; que délaissée, mal traitée par lui, femme, elle avait aimé pour ne pas mourir. Non, doué par son sexe et par sa fortune, de tous les avantages dans l’ordre social, il avait toujours trouvé cela naturel, et sa réflexion ne s’était appliquée jamais qu’à ses intérêts. Ne trouvant point sous sa main de croyances toutes faites, incontestées, il n’avait pas pris la peine de s’en former et n’en avait pas senti le besoin, tant il était occupé de vivre. Il n’était point d’humeur à passer sa vie dans une recherche incertaine, et se contentait de croire à son existence et à son plaisir. Sa parole était railleuse, ironique — superficiellement. Il avait reconnu tant de différences entre la parole et l’acte ; il avait tant entendu parler de morale par ceux qui n’avaient, ainsi que lui, d’autre culte que leur intérêt, que toute expression de beaux sentiments le faisait rire, dans le Moniteur aussi bien que dans la Gazette, et dans la conversation comme au sermon. Il ne manquait pas d’amis. Le fond de ses idées était celui de bien d’autres, qui se trouvaient être, les uns bons, les autres mauvais, selon le gré de la nature et des circonstances. Plusieurs fois, nous l’avouerons, il était arrivé à M. Talmant de trouver du plaisir à obliger, ce qu’il avait fait, en conséquence, avec bonne grâce et empressement. Ses amis disaient de lui : c’est un bon vivant, excellent, quoique un peu vif.

Mais en cette occurrence, où il se sentait frappé au plus vif de son être, dans ses désirs, dans son orgueil, il n’appartenait tout entier qu’à mille projets de ven-

  1. Antiquité des Gaulois, par dom Pezron, qui cite une phrase de Tertullien.