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l’on employait de son temps, et qui n’a ni altéré en rien sa vigueur intellectuelle, ni troublé la continuité de ses idées, ni dérangé son plan, ni obscurci la vue nette et claire qu’il avait des ridicules et des travers des hommes. Un pareil exemple de force d’esprit est peut-être unique dans l’histoire de la pensée humaine et tout à l’avantage de La Bruyère.

Écrire au jour le jour, et cependant tracer pour l’éternité des portraits d’une vérité toujours nouvelle ; composer à bâtons rompus, et poursuivre toutefois un dessein entier, complet, arrêté et fixé dans ses lignes principales ; méditer longuement ses pensées, en retenir plus longtemps encore l’expression pour la mieux polir et la rendre plus nette et plus vive, n’est-ce pas là le triomphe de l’art de l’écrivain en même temps que la preuve la plus manifeste et la plus convaincante du génie le mieux fait et le plus robuste ? La Bruyère a donné cette preuve et obtenu ce triomphe. Nul n’a approché de lui, parmi tous ceux qui, sans son génie, ont été obligés de suivre sa méthode, et s’il a été journaliste, — à sa manière, il est vrai, et dans un sens restreint — il est demeuré le plus grand des journalistes, en restant inimitable.

II.

La Bruyère eut beaucoup d’ennemis. Son élection à l’Académie française fit, en son temps, plus que du bruit ; elle causa un véritable scandale que son discours de réception accrut au point que l’intervention de Louis XIV devint nécessaire, pour apaiser les ressentiments de la coterie qui s’y était opposée.

On se doute de tout ce qu’un livre comme les Caractères avait dû amasser autour du nom de l’auteur de colères terribles et de haines implacables.

La Bruyère était indépendant, et de plus très-courageux ; sa liberté d’esprit, sa fierté se marquent à chaque page de son livre ; on en sera d’autant plus surpris qu’on se rappellera l’état inférieur, l’espèce de domesticité véritable au sein de laquelle il vécut à la cour de Chantilly, où il enseignait l’histoire à Monsieur le duc, petit-fils du grand Condé. Cette maison n’était cependant pas faite pour donner à ceux qui y étaient admis comme serviteurs ou commensaux une haute idée d’eux-mêmes et de leur dignité. L’orgueil des Condés était proverbial ; il avait atteint ses dernières limites depuis les grands jours de Rocroy et de Nordlingen. Monsieur le Prince fils de Condé « tenoit tout dans le tremblement, » dit Saint-Simon, et Monsieur le duc, l’élève de La Bruyère, se plaisait aux insultes grossières et aux plaisanteries cruelles. C’est lui qui s’amusa un beau jour à vider sa tabatière dans un verre de vin de Champagne et à le faire boire au poète Santeul « pour voir ce qui en arriveroit. » Il en arriva que le pauvre latiniste mourut : n’était-ce donc point assez d’avoir, une autre fois, reçu en pleine table un soufflet de madame la duchesse et d’avoir été obligé de chanter en beaux vers latins ce soufflet mémorable ?

Mais La Bruyère avait en lui cette dignité native qui n’abandonne jamais les âmes qui se jugent et savent se placer au dessus de leur état. Car on ne voit pas qu’il ait eu trop à se plaindre de la grossière impertinence de supérieurs à qui il pouvait bien appartenir, comme on disait alors, mais à qui il ne céda jamais rien de la liberté de ses jugements ni de son caractère. Il vivait avec les grands, mais ne cessait pas de les observer, et les observer n’était-ce pas, du même coup, les peser, les juger, les mettre à leur vraie place, fort au-dessous de celle qu’un homme tel que La Bruyère se décernait dans sa pensée ? Aussi comme l’on comprend l’amertume des remarques qui lui échappent sur l’injuste inégalité des faveurs de la fortune, la noble fierté des plaintes qu’il exhale sur l’insolence des parvenus, et aussi l’émotion profonde avec laquelle il parle de la misère du peuple de campagnes ! La Bruyère, homme de cour, serviteur de princes durs et hautains, ne s’oublie pas un instant lui-même. Il resta toujours au fond ce qu’il se sentait être, homme du commun, qui doit tout à son mérite, à la culture de son esprit et à la hauteur naturelle des sentiments de son âme. L’état de condition qui fut le sien ne détourna pas le cours de ses pensées, et il demeura maître de son génie, quand ses talents étaient engagés et dévoués au service des princes et des rois.

L’indépendance des écrivains est de nos jours autrement assurée que du temps de La Bruyère. Oserait-on dire cependant qu’il se trouve parmi les gens de lettres qu’un caprice de la fortune rapproche des grands de notre époque et associe à leur destinée, une âme et un caractère de cette trempe ? D’où vient que La Bruyère à cet égard reste encore le modèle des écrivains que l’espérance des faveurs attirent dans les cours ou que la nécessité peut y retenir ? Et d’où vient surtout que ce modèle soit si peu et si mal imité, quand l’imitation semble si facile ?

À ces questions il n’est d’autre réponse que celle-ci : la vraie fierté, l’indépendance véritable ne s’apprennent à l’imitation de personne, pas même de La Bruyère : chacun les possède et les porte en soi, de nature et comme à son insu. Ce n’est pas la sympathique contemplation des misères et des injustices humaines qui a donné du ressort à l’âme de La Bruyère ; c’est parce qu’il était homme dans l’acception entière et généreuse de ce mot qu’il accordait aux infortunes imméritées un regard de pitié douloureuse, et c’est aussi parce qu’il était homme, que l’insolence de ses supérieurs n’eut jamais de prise sur la liberté de ses opinions.

E. Spuller.



HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Suite.

Mais Emmy, désormais, pouvait-elle être heureuse ? Ce n’était plus l’infidélité de son mari qui l’affligeait. Faut-il le dire ? Quand Mme Denjot lui rendit compte du succès de sa démarche près de Léocadie, elle n’en conçut que regret. Eh ! qu’on le laissât porter son amour à d’autres, et qu’il ne revint jamais à elle, maintenant qu’elle ne l’aimait plus, maintenant qu’elle appartenait toute entière à d’autres rêves, si chers et si purs !

Les duretés de Gervais, ses soupçons, ses injures, ses mauvais traitements, elle acceptait tout cela, pourvu qu’on lui laissât, abritée dans son cœur, sans la chasser par une fausse réconciliation, par aucune insulte, l’image chérie d’Olivier. Elle ne le voyait plus sous ses yeux, mais il était constamment dans sa pensée. Elle était dévorée d’inquiétude pour lui. Il était si malheureux de ne plus la voir ! Ah ! s’il pouvait l’oublier ! du moins ne plus penser à elle que comme à une amie. Elle se disait cela ; mais en pleurant. Puis, elle séchait courageusement ses larmes en répétant : Il le faut ! Elle embrassait Paulette, la faisait jouer, lui contait des contes, et déjà s’efforçait de lui apprendre ses lettres. Certaines âmes peuvent vivre d’une souffrance aussi bien que d’un bonheur, pourvu que cette souffrance leur soit chère et sacrée.

Emmy ne voyait plus Olivier ; mais elle voyait Victorine Levert. La petite femme eût jeté des cris d’horreur, si on l’eut accusée de favoriser d’illicites amours. Mais elle arrivait essoufflée chez son amie, l’embrassait fortement, la regardait sans parler et, d’un air gros de réticences, entamait une conversation banale. Puis l’interrompant tout à coup :

- Mon Dieu ! je m’étais promis de ne rien dire ; mais voilà la figure de ce pauvre garçon qui me revient. Il est si triste ! Il ne vit que des nouvelles que je lui donne de toi. Et ce soir, il va m’étourdir de questions : Comment est-elle ? Que fait-elle ? A-t-elle à souffrir de son mari ? Pense-t-elle à moi ? Qu’a-t-elle dit ? Il est si drôle qu’il a l’air de trouver extraordinaire que je ne lui rapporte pas toutes tes paroles, exactement. Ah ça ! lui dis-je, mais écoutez donc, mon cher, je l’aime bien ; mais je ne suis pas amoureuse d’elle, moi. Si tu savais comme il m’attend, et comme il m’aborde ! et comme il m’écoute ! Il semble que j’aie retenu quelque chose de toi. C’est heureux que Jules ne soit pas jaloux. Enfin, il m’a chargée de te dire, — je ne devrais pourtant pas m’acquitter de cette commission ; mais si tu savais comme il est insistant !… d’une manière vraiment irrésistible !… Mon Dieu, qu’il a de beaux yeux ! Quand il me regarde en me disant : — Chère Mme Levert, vous ne savez pas combien je l’aime. C’est sérieux, voyez-vous ! - Il me donne envie de pleurer. Et si j’ai confiance en quelqu’un, c’est bien en lui. Oh ! ce n’est pas un séducteur, celui là, un conteur de fleurettes ; non, ma chère, c’est un homme qui sait aimer, un homme vraiment comme il y en a peu. Certes, je n’ai pas à me plaindre de mon mari ; mais… la plupart des hommes deviennent si vite indifférents…

- Il t’avait chargée d’une commission pour moi ! demande Emmy, qui n’avait point, elle perdu le fil du discours de son amie.

- Ah ! oui : Il dit qu’il veut un ordre de toi, quelque chose ; il faut que je lui apporte un mot de ta part. Il ne peut vivre ainsi, dit-il : il attend tout de toi : il faut que tu lui commandes ce qu’il doit faire.

- Qu’il m’oublie et se console, dit Emmy, fondant en larmes.

- Ah ! ma chère, si je lui rapporte cela, il va se désespérer. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel dommage ! Un jeune homme si intéressant ! Qui sait même s’il n’est pas capable dans sa douleur… Non, je ne devrais pas te dire cela. Car, tu as raison. Oui, tu as bien du courage !… Ton mari est un homme si mauvais !… Pauvre amie !

Un beau jour du commencement d’avril, Emmy alla promener sa fille aux Tuileries. Elle s’assit à gauche de la grande allée, sous les marronniers. Le soleil brillait et venait réchauffer sous ses fourrures la pâle jeune femme. Tandis que Paulette, suivant un cerceau, décrivait des routes de papillon, Emmy regardait un coin de ciel bleu entre deux nuages, qui semblait, elle n’eût dit pourquoi, la regarder aussi, d’un air doux et attendri. Une rêverie la prit, une de ces rêveries qui nous enlèvent à ce coin de réalité que nous appelons ici la vie. Une sorte d’oubli la pénétrait, comme le sommeil un malade, et son cœur se reposait, comme il n’avait pas fait depuis longtemps. Là bas, loin, si loin de la terre, qu’y avait-il ?…

Et cette pensée d’appel à l’inconnu et d’asile en lui, qui est le point d’éveil le plus pur du sens religieux, se produisit en elle, d’un élan, première et vive.

À côté du rayon visuel qu’elle projetait ainsi de ce monde aux régions du rêve, le coupant quelquefois, quand le vent s’élevait, une branche nouvelle, éclose hier d’entre ses écailles luisantes et vernies, toute frileuse encore et de ce vert jaune qu’a aussi le duvet des petits oiseaux, s’agitait et lui faisait signe. Elle était heureuse au soleil, la petite branche, et quand Emmy la regardait elle semblait lui dire : Vois comme la terre est belle, notre mère à tous. Je suis avril, je suis la jeunesse et je vis de soleil, comme tu vis d’amour. Puis, s’inclinant au vent, elle murmurait, d’une voix si douce que seule Emmy l’entendait : Olivier ! Olivier !

— Tout me parle de lui, se dit-elle, et elle détourna ses yeux qui se portèrent du côté de la statue de César. Contre le piédestal, un homme était appuyé, c’était lui. De quel air il la contemplait ! Et que de choses dans son regard ! C’était bien l’être en qui l’intelligence et l’amour, conscients d’eux-mêmes, cherchent, au-dessus de toute ébauche, l’être pareil. Dans son regard, dans son attitude, Emmy voyait tout ce que disait son âme, et les yeux de la jeune femme se mouillaient de larmes, et son cœur se gonflait de folles tendresses. À la fin, elle rougit d’elle-même, voulut partir, se leva et chercha des yeux Paulette. Mais alors M. Martel vint rapidement à elle.

- Vous voulez donc ne plus nous voir ?

- C’est impossible, hélas ! murmura la jeune femme.

- Non, ce n’est pas impossible ; mais vous ne le voulez pas. Emmy, je ne puis tenir à cette torture ! Écrivez-moi, répondez-moi demain… je vous en prie !

En même temps, il avait pris la main de la jeune femme et y déposait un papier. Il s’éloigna. La nuit tombait ; et Paulette, occupée de ses jeux à quelque distance, n’avait pas vu Olivier.

C’était toujours avec serrement de cœur, dans l’attente de paroles insultantes ou de procédés mauvais qu’Emmy rentrait dans sa maison. La vue seule de Gervais, sombre et dur, lui faisait mal. Mais ce soir-là, elle ne songeait qu’à sa lettre, à la lire furtivement, et sous le cher papier, caché dans son corsage, son cœur battait plus vite et plus largement.

Depuis quelques jours, M. Talmant était en proie à une sourde rage. Léocadie lui avait signifié son congé par lettre, et à quelque heure de la journée qu’il se fut