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Olivier, sans protester davantage, se retira. Cependant, sur le seuil de cette demeure d’où on le chassait, il s’arrêta :

— Monsieur, votre conduite vis-à-vis de moi exige une explication.

— Mais c’est fort simple, monsieur. Je ne puis vous servir comme vous l’entendez et je vous adresse à un autre. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et M. Talmant referma la porte, avant qu’Olivier, plein de rage, mais contenu par la crainte de nuire à Emmy, eût pu lui répondre.

De la part de Gervais, était-ce prudence ou lâcheté ? Les natures despotes, généralement, ont pour la force et la vaillance un grand respect et s’exercent plus volontiers contre la faiblesse. La distance de la porte d’entrée au salon suffit à M. Talmant pour dépouiller son masque de politesse, et quand il revint se placer devant Emmy, il était hideux de colère.

— Ainsi donc, s’écria-t-il, il vous faut des amants pour vous consoler ? Vous vous arrangez chez vous pour être seule et les recevez, les rideaux fermés. Vous êtes une infâme ! Vous avez donc perdu tout respect de vos devoirs ! toute pudeur ? C’est ainsi que vous respectez mon nom ! Vous êtes une créature odieuse, ignoble ! Mais vous avez trouvé votre juge, et maintenant…

— Je ne suis pas coupable, dit-elle d’une voix brisée ; et c’est vous ! vous ! qui pouvez me traiter ainsi !…

— Il ne s’agit pas de moi, cria-t-il ; moi, je suis le maître. Moi, j’ai le droit d’avoir une maitresse, si cela me plaît, et vous n’avez pas le droit d’avoir un amant. Et si cet homme entre désormais chez moi, je le tue, et vous aussi. La loi m’en donne le droit.

Il continua d’exhaler sa rage dans un débordement d’insultes, et, ramassant dans sa mémoire les mots les plus vils, il les jetait à la face de cette jeune femme, qui les entendait pour la première fois. Tout ce que, jusque-là, il lui avait instinctivement caché des fanges de son imagination, des impuretés de sa vie, il le déversa sur elle, et ce fut seulement au bout d’une heure qu’il la laissa enfin, demi morte d’épouvante et de dégoût.

ANDRÉ LÉO.

(La suite au prochain numéro).



MEMENTO

Les dernières courses de Deauville ont occasionné une aventure des plus étranges au duc d’Hamilton et à M. T. Wombwell.

Ces deux messieurs, ayant manqué le train de Trouville et étant très pressés de revenir à Londres le plus tôt possible, le duc traita avec le patron d’une barque pour la traversée entre Trouville et Brighton, à raison de 1, 000 fr.

Pendant ces entrefaites, la police, ayant appris que deux étrangers offraient une somme considérable à des pêcheurs pour les transporter en Angleterre, crut qu’elle avait affaire à des welchers qui s’enfuyaient du champ de course avec le produit des poules dans leur poche. Elle arrêta instantanément le duc et M. Wombwell.

Après de longues explications, la police a fini par comprendre qu’il y avait eu erreur, et que ceux qu’elle prenait pour des welchers n’étaient autre chose que deux sportmen de la plus belle eau et jouissant d’une réputation des plus honnêtes.

— Le Journal de Maine-et-Loire enregistre un arrêt de la Cour d’assises d’Angers, ainsi conçu :

Le nommé Hallard (Auguste-Louis), âgé de trente-deux ans, dit en religion frère Bertin-Marie, né à Aire, arrondissement de Saint-Omer, département du Pas-de-Calais, instituteur, demeurant en dernier lieu à Gesté, arrondissement de Cholet (Maine-et-Loire). En fuite. Convaincu d’attentats à la pudeur sans violence, sur un enfant âgé de moins de treize ans, dont il était l’instituteur. A été condamné, par contumace, en dix années de travaux forcés et aux frais, par application des art. 331 et 333 du Code pénal, et 308 du Code d’instruction criminelle.

— M. Carvalho vient d’engager un ténor qui a recueilli de nombreux succès dans différents cafés-chantants et notamment au café Bataclan. Cet artiste, du nom de Laveissière, a été engagé pour trois ans, aux conditions suivantes :

1, 000 fr. par mois, la première année : 1, 500 fr. par mois, pour les deux autres années.

M. Laveissière débutera au Théâtre-Lyrique dans la Traviata.

- Au même théâtre, on parle aussi d’un opéra en trois actes intitulé : Déborah, dont les paroles sont de M. Édouard Plouvier et la musique de M. Devin-Duvivier. Cet ouvrage sera interprété par MM. Montjauze, Wartel, Lutz, Fontenay ; Mmes Dubois, Daram, Demay, etc.

- L’éditeur Chaillot vient de mettre en vente une valse des plus délicieuses et des plus dansantes. Namouna est son titre, et elle est signée par M. le vicomte Fernand de Beaufranchet, qui promet de prendre une place remarquable parmi les jeunes compositeurs.

- M. Dion-Boucicault, l’auteur de Jean la Poste, va faire représenter une nouvelle pièce au théâtre du Lyceum, à Londres ; lui et sa femme joueront les deux principaux rôles.

Cette nouvelle pièce s’appelle : The Long Strike.

- Le dossier des quatre matelots du Fœderis-Arou, condamnés à la peine de mort par le tribunal maritime de Brest, le 22 juin dernier, vient d’être expédié au tribunal maritime de révision séant à Toulon.

On pense que ce tribunal examinera l’affaire dans un prompt délai.

— On lit dans les Nouvelles :

« Victorien Sardou sort enfin de la retraite et des études archéologiques. Il a remis au directeur du Gymnase les cinq actes si désirés, dont une indisposition fâcheuse avait empêché l’achèvement. La pièce, dit le Figaro-Programme, sera mise à l’étude dans une quinzaine. Il va sans dire que le principal rôle est confié à Lafont.

Lesueur abdiquera probablement sa royauté dans Cendrillon pour venir représenter, dans la nouvelle comédie, le type d’un paysan madré. »

À propos du Gymnase, ce théâtre renouvelle son affiche et donne les pièces suivantes :

L’Épreuve nouvelle, de Marivaux, pour les débuts de Mlle Baratteau.

La Nouvelle Rosine, un acte de MM. Émile Abraham et Gabriel Guillemot.

Nos Gens, un acte de MM. Edmond About et de Najae.

Le Mariage à l’enchère, un acte.

Les Don Juan de village occuperont, jusqu’à la fin du mois, l’affiche du Vaudeville. Le Nouveau Cid, de M. Hugelmann, passera donc dans les premiers jours de septembre. Les trois amoureux de cette comédie seront joués par MM. Charles Lemaître, Paul Deshayes et Munié. On avait songé à Laferrière, mais ce jeune premier est pour le moment en représentations dans la banlieue.

- J’ai annoncé, il y a quelque temps, qu’un petit Journal littéraire, la Fraternité, changeait de format et devenait politique. Eh bien ! le tour est fait, son premier numéro a paru le dimanche 19 août et paraîtra ainsi consécutivement tous les dimanches.

Ce que je vais vous dire peut vous paraître drôle, mais retenez-le bien. Je vous prédis que la Fraternité sera un des journaux les plus lus avant cinq ans d’ici. Je n’ai pas le moyen, comme M. de Limayrae, d’offrir cent mille francs à celui qui me prouvera le contraire. Mais je cède pendant un an mes appointements de collaborateur au Nain Jaune, à la personne qui me démontrera le contraire de ce que j’ai avancé plus haut.

Il ne sera pas tenu, s’il gagne, à donner son gain aux pauvres de sa paroisse, c’est un avantage !

- Après le Maître de la maison, la pièce d’ouverture de l’Odéon, ce théâtre donnera la Conjuration d’Amboise, cinq actes de M. Louis Bouilhet.

Au même théâtre on parle d’un drame en cinq actes de M. Amédée Rolland, et intitulé le Testament d’un paysan.

— Le prince Humbert a été nommé président honoraires de l’Exposition universelle de Paris, pour la section italienne.

— Henry Monnier doit reprendre au théâtre de la Porte-Saint-Martin une de ses plus belles créations. Je veux parler de Grandeur et décadence de M. Joseph Prud’homme.

- Avant le 10 septembre, les manufactures d’armes françaises auront confectionné pour nos soldats 200,000 fusils se chargeant par la culasse.

— M. Amédée Rolland lira la semaine prochaine, au comité du Théâtre-Français, une comédie en quatre actes, en ayant pour titre : le Pharnésina.

Michel Mortié.


CROQUIS PARISIENS


MARIE-MARIETTE-MARION.

Elle avait seize ans. Quand elle passait dans la rue hommes et femmes s’arrêtaient pour l’admirer. C’est que ses yeux bleus langoureux et provoquants formaient un étrange contraste avec l’air d’ingénuité répandu sur toute sa petite personne ; c’est que ses cheveux blonds — d’un blond doré comme les cheveux d’une Slave — ondoyaient librement sous un bonnet d’une coquette simplicité ; c’est qu’elle marchait d’un pas indolent comme si ses pieds mignons étaient insuffisants pour supporter le poids de son corps.

Elle avait seize ans et une mère qui l’adorait.

Lorsqu’elle entrait, le matin, dans l’atelier de modistes où elle travaillait, toutes les jeunes filles, ses compagnes, s’écriaient joyeusement :

« Voilà Marie, bonjour, Marie ! »

Et par un geste amical, par un baiser, par un sourire, Marie répondait à cet accueil sympathique.

Parfois, se sentant malade, ou fatiguée ou paresseuse, Marie laissait tomber sur ses genoux le travail qui l’occupait.

Alors une fillette, la plus jeune, s’approchait d’elle, et d’un ton câlin :

« Voulez-vous, mademoiselle Marie, que je termine cette coiffe ? »

Et Marie laissait faire la fillette qui, toute heureuse d’obliger sa belle amie, se mettait à la besogne en fredonnant un gai refrain.

Elle avait seize ans et tout le monde l’aimait.

Le soir, rentrée au logis, Marie reprenait le roman interrompu par les occupations de la journée. Les Mystères de Paris, le Juif-Errant, les Trois Mousquetaires, Monte Cristo, se partageaient ses loisirs. Elle savait par cœur tous ces ouvrages populaires. Sa lecture se prolongeait bien avant dans la nuit. Elle s’endormait en rêvant à Edmond Dantès, ou à d’Artagnan, ou à Rodolphe. Elle se voyait tour à tour heureuse, riche, adulée, et malheureuse, pauvre, repoussée. Tantôt c’était quelque beau seigneur qui l’enlevait de sa couchette pour la transporter dans un nid de damas et de palissandre, d’or et de velours ; tantôt elle était l’épouse d’un honnête ouvrier qui l’aimait bien et le lui disait tant qu’il pouvait. Son petit cerveau travaillait, travaillait, travaillait, et le baiser maternel qui, le matin, venait la réveiller, la trouvait toute enfiévrée et brisée par ce sommeil plein d’agitations.

« Que vous êtes belle et que je vous aimerais ! » lui murmurait un jeune homme qui la suivait dans la rue. Marie pressait le pas, jetait un coup d’œil furtif sur l’audacieux tentateur et ne répondait pas à ces brillantes paroles.

Mais elle se disait :

- Qu’il doit être doux de se voir aimée, de lire dans deux yeux : Je t’aime ! D’entendre un souffle dire : Je t’aime ! Et que je voudrais avoir un amoureux !

Un jour, comme Marie était allée chercher des provisions pour le déjeuner, elle avait trouvé la fruitière fermée pour cause de décès, le charcutier fermé pour cause de mariage.

Un joli garçon, un voisin, je crois, l’avait aidée à chercher une autre fruitière, un antre charcutier. On s’était éloigné de la maison où la mère attendait Marie.

Quand le soir vint, Marie n’était pas rentrée encore.


Elle avait vingt ans. Quand elle parut à la Closerie des