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HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Suite.

Le but de M. Talmant, en parlant ainsi à son beau-père, évidemment, avait été de le réduire au silence par la crainte, et de s’en débarrasser. Mais, naturellement violent, il se maintenait avec peine dans ce ton cynique et persiffleur. Au nom de scélérat qui lui était appliqué, se levant d’un bond, il saisit sur son bureau un porte-cigares en porcelaine et le brisa par terre aux pieds du vieillard :

— Voulez-vous enfin me laisser la paix ? s’écria-t-il. Voilà une heure que vous m’écrasez de vos radotages et j’en ai les oreilles assez échauffées. Partez !

— Je vous laisse, dit M. Denjot épouvanté. Aussi bien, puisque vous n’avez ni âme, ni conscience, il est inutile de vous parler. Je ne sais pas comment je ferai, mais je défendrai ma fille. Et pourtant, vous êtes fou d’agir comme cela ; car enfin, que voulez-vous que fasse une jeune femme délaissée de son mari et qui se voit dépouillée de toute joie, de tout plaisir pour une étrangère ? Ne comprenez-vous pas que la maison devient pour elle comme une prison, un lieu sombre ? qu’elle doit perdre le goût de ses devoirs, la gaieté, sa bonté même… Le plus faible peut se venger, et maintenant elle ne vous doit rien…

— Vous croyez cela ! s’écria M. Talmant dont le visage s’empourpra jusqu’aux yeux ; et ces yeux semblèrent jeter des flammes. Ah ! vous croyez qu’elle pourrait se venger ? Eh bien, je le lui conseille ! On ne joue pas avec moi, monsieur ; je ne raisonne pas, moi, j’agis. Prenez garde à elle ! et aussi prenez garde à vous. Sortez ! sortez ! répéta-t-il avec fureur en ouvrant la porte et en foudroyant du regard et du geste le vieillard, qui, terrifié, craignant une insulte plus grave, passa en chancelant devant lui.

— Où est papa ? demanda Emmy timidement, quand son mari entra dans la salle à manger, où elle se trouvait avec Paulette.

M. Talmant l’enveloppa d’un regard furieux : Laissons ce vieil imbécile, dit-il en marchant vers elle, et si vous vous permettez dorénavant de me suivre et de parler à qui que ce soit de vos découvertes…

Il la saisit des deux mains par la taille et l’enleva de terre, en la serrant si fort qu’elle pâlit comme étouffée.

— Dire que je pourrais briser ça comme un roseau ! dit-il en la lâchant.

Et comme la bonne entrait, apportant le déjeuner, il alla vers la fenêtre, se pencha au dehors et respira bruyamment. Emmy, tombée sur une chaise, tremblait d’un mouvement convulsif, et des larmes s’amassaient à ses paupières. Du coin où elle était, au milieu de ses joujoux, l’enfant, qui avait vu cette scène d’un œil effaré, s’approcha de sa mère : « Papa t’a fait mal ? » La bonne se tourna vers sa maîtresse, mais en voyant le regard de M. Talmant peser sur elle, elle sortit.

— Ah ça, pas de simagrées, dit M. Talmant, mettez-vous à table.

Emmy obéit en silence, mais ne mangea pas. Comme il s’en fâchait ; elle dit : « Vous m’avez fait mal.

— Bah ! ce n’est rien encore, fit-il en ricanant.

— Hélas ! balbutia-t-elle, vous me haïssez donc à présent ?

— Peut-être ! répondit-il du même ton.

— Tu es un méchant ! » s’écria Paulette.

Il se tourna vers l’enfant d’un air fâché, mais elle soutint son regard en le fixant avec cet œil noir qu’elle tenait de lui et en fronçant le sourcil, comme il le faisait lui-même. Il se mit à sourire et ne dit rien. Après avoir déjeuné à la hâte, il partit.

La jeune femme se sentait incapable de sortir. Elle envoya la bonne avec Paulette chez ses parents et les fit prévenir qu’elle irait seulement à l’heure du dîner. Puis, seule, elle se jeta sur un canapé, brisée, fixant d’un regard morne sa destinée qui l’épouvantait. Oh ! mon Dieu ! qu’avait-elle fait pour être si malheureuse ? Gervais ! il était devenu pour elle un ennemi. Lui, dont seul elle devait tout attendre, dont elle dépendait, il n’avait plus pour elle que de la haine et de mauvais traitements ; et son oubli, son indifférence dont elle avait tant souffert, elle en était réduite à les regretter. Lui, qui l’avait adorée ! lui, qu’elle avait aimé !

Les souvenirs d’une affection à jamais éteinte, les peines et les dangers de sa situation brisaient, le cœur d’Emmy, et depuis longtemps ses larmes coulaient, quand elle entendit sonner. Son premier mouvement fut de ne pas ouvrir. Qui ce pouvait-il être ? Un fournisseur, peut-être ? ou plutôt sa mère, inquiète ? peut-être encore… Les battements plus vifs de son cœur nommèrent Olivier. Un second coup retentit. Emmy essuie ses yeux, cherche à se remettre. Si pourtant c’était Mme Denjot ! Elle va ouvrir, et, bien qu’un pressentiment secret l’eût décidée, faible et nerveusement ébranlée comme elle l’est en ce moment, elle ne peut retenir un léger cri en voyant Olivier devant elle.

— Vous ne m’attendiez pas ? lui dit-il.

— Mais… non… aujourd’hui. Je devrais être sortie.

— C’est que… je passais tout près d’ici… et j’ai voulu savoir… seulement pour avoir de vos nouvelles. Mon Dieu ! qu’avez-vous ? demanda-t-il avec anxiété, en la regardant.

— Rien, je suis un peu souffrante.

Elle passa devant lui, entra dans le salon, ferma les rideaux. Elle éprouvait, outre son chagrin, un grand trouble qu’elle eût voulu cacher. Mais le regard doux et perçant d’Olivier ne la quittait pas. Il vint s’asseoir près d’elle, et lui prenant la main :

— Je vous en supplie, Emmy, qu’avez-vous ?

Il osait la nommer ainsi pour la première fois. Elle pensa qu’elle devait le rappeler aux convenances ; mais l’accent d’Olivier la rendait si émue ! Cette sollicitude qu’il avait pour elle la touchait si vivement dans son abandon, qu’elle sentit les larmes la gagner, et put seulement détourner la tête.

Olivier se laissa glisser à genoux :

Emmy, je ne veux pas que vous pleuriez. Oh ! c’est une chose infâme, horrible, qu’on puisse vous faire pleurer, vous ! Je vous adore, vous le savez bien. Je veux que vous soyez heureuse ! Emmy, je vous en supplie, venez avec moi : je vous emporterai à l’autre bout du monde, et là, je vous servirai, je vous adorerai ainsi… toujours !… à genoux ! Oh ! si vous saviez ! si vous saviez quelle confiance vous devez avoir en moi ! Je vous aime !… C’est immense ! Je n’ai plus besoin à présent de mon bonheur, mais du vôtre, Emmy !…

La jeune femme ne pouvait répondre ; elle pleurait. Elle savait qu’Olivier disait vrai ; elle en était sûre. Être aimée d’Olivier, c’était un bonheur !… Et le rendre heureux ! ah ! bien plus encore ! Mais cela était impossible ; elle ne devait pas. Hélas ! le devoir et le bonheur séparés à jamais pour elle ! Cependant… avait-elle des devoirs encore vis-à-vis de ce mari infidèle, injuste, brutal ? Un moment, elle fut ébranlée ; mais, tout à coup lui apparut le cher visage de Paulette qui fixait sur sa mère ses yeux vifs et purs.

— Mon enfant ! s’écria-t-elle. Vous oubliez que je suis mère, Olivier.

— Paulette sera ma fille. Nous l’emmènerons aussi. Pourrais-je ne pas aimer votre enfant, Emmy ? Oh, chère !… chère aimée, confiez-vous à moi sans crainte. Emmy ! dites que vous m’aimez.

— Ah !… vous le voyez bien. Mon Dieu, que je suis coupable d’être si peu forte ! Mais je souffre tant, Olivier ! Quand vous êtes venu, c’est vrai, je pleurais. Mais j’aurai le courage d’être malheureuse, et vous… je veux, oui, je veux que vous m’oubliiez. Mon ami, ne vous révoltez pas, nous n’y pouvons rien. Je ne vous porterais que malheur. Mon existence est perdue ? Ah ! pourquoi m’a-t-on mariée si jeune ! Mais, c’est fini. Malheur ou faute, n’est-ce pas toujours malheur ? Olivier, si vous m’aimez vraiment, abandonnez-moi.

— Jamais ! s’écria-t-il. Et, avec toute la fougue d’un désir ardent et d’une conviction nouvelle, il s’efforça de lui persuader que le mariage n’était aux yeux de Dieu qu’un lien temporaire, dont la seule raison d’être était l’amour. Il parla éloquemment au nom de la liberté, de la dignité de l’être. Il peignit comme il les rêvait les grandeurs et les enivrements de l’amour, et la tremblante Emmy voyait s’ouvrir devant elle des perspectives inconnues et sentait la passion envahir à torrents son âme. Si vraiment elle pouvait rester pure, en étant heureuse ?… Mais le souvenir de sa fille lui revint encore. Ah ! — qu’elle se perdît ou non, — elle pouvait se donner, elle, mais pouvait-elle disposer aussi de la destinée de Paulette ?

— Et l’enfant ! répondit-elle, vous oubliez toujours l’enfant.

— Je vous l’ai dit : elle nous suivra et je l’aimerai. Que puis-je vous promettre de plus pour elle, mon Emmy ?

— Je puis renoncer à tout pour vous, Olivier ; à mon honneur aux yeux du monde, à ma famille elle-même, et courir tous les risques d’une vie nouvelle dans un monde nouveau. Mais tous ces sacrifices, les imposer à ma fille, sans l’amour, qui pour moi en effacerait les amertumes, briser sans compensation toute sa destinée, le devons-nous ?

Il ne répondit pas et devint pensif, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, que tout à l’heure il couvrait de baisers.

— Vous ne pourriez consentir… à la quitter ? demanda-t-il lentement.

— Abandonner ma fille ! je serais une mauvaise mère ! vous ne m’aimeriez plus !

— Je t’aimerai toujours, quoi que tu fasses, dit-il. Ah ! si vous m’aimiez autant…

Un geste d’Emmy, geste plein d’effroi, arrêta la parole sur ses lèvres. La porte extérieure de l’appartement venait de s’ouvrir et se refermait. Olivier eut à peine le temps de se jeter sur une chaise, à quelques pas de Mme Talmant : celle-ci, par un violent effort, tâcha de rendre un peu de calme à ses traits ; mais des larmes brûlantes avaient rougi à ses yeux. Gervais entra.

Il était calme en apparence, le sourire aux lèvres, mais dans l’œil une lueur fauve.

— Comment ! vous êtes ici ? dit-il à M. Martel. Ma foi, vous êtes d’un acharnement en affaires !… Je ne m’attendais guère à trouver, aujourd’hui dimanche, un de mes clients chez moi.

— J’espérais, monsieur, vous rencontrer aussitôt après votre déjeuner. Je venais vous dire que décidément cette affaire du gaz parisien ne me tente pas. Je préférerais entrer dans quelque entreprise nouvelle… aider à la réalisation d’une de ces tentatives économiques…

— Mais que faites-vous, ma chère, de cette obscurité ! dit M. Talmant en marchant vers une fenêtre, celle qui était en face de sa femme, et en ouvrant les rideaux brusquement. Puis, revenant vers elle : Comme vous êtes pâle ! et défaite !… Vous lui aurez trop parlé d’affaires, monsieur Martel, cela ennuie les femmes. Aussi, monsieur, — je vous dis ceci parce que vous êtes provincial, — les agents d’affaires ouvrent aux clients leur cabinet, mais non leur salon.

— Monsieur, dit Olivier en se levant, je n’accepte pas facilement les leçons et je trouve la vôtre si inconvenante…

— Comment donc ! mon cher monsieur, vous méconnaissez à ce point les plus cordiales intentions ? Moi, qui ai tant de désintéressement vis-à-vis de vous, que je vais vous donner l’adresse d’un de mes confrères, un honnête homme, fort intelligent, et plus à même que moi de vous satisfaire. Tenez…

Il tendit une carte à M. Martel, et celui-ci, qui attendait une provocation, y lut avec étonnement la véritable adresse d’un agent d’affaires. En même temps, l’attitude polie, mais significative de M. Talmant indiquait la porte au visiteur. Sur un regard suppliant d’Emmy,