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Vous n’avez rien à faire. C’est moi qui suis, de par la loi, le seul protecteur d’Emmy et… son maître en même temps. Ne savez-vous pas que si je lui ordonnais de rompre toute relation avec vous, elle serait forcée de m’obéir ?

— Monsieur ! s’écria le père, nous ne sommes pourtant pas dans un pays où la loi autorise tous les crimes. Il faudra voir…

— Je vous demande pardon, elle autorise tout, sauf les sévices et la dilapidation des biens. Je ne l’ai point battue, du moins nul n’en peut témoigner ; je fais de bonnes affaires et la dot de votre fille est en sûreté ; vous n’avez pas à vous occuper du reste.

— Et elle ne dispose de rien ! Elle ne peut pas se permettre une fantaisie ! Vous allez de côté et d’autre vous amuser, vous ! et la laissez seule ; et si elle se permettait d’aller aux spectacles et aux réunions sans vous, on la croirait légère ou malhonnête et vous le lui défendriez. Que voulez-vous donc qu’elle fasse ? Enfin, elle n’a que vingt ans ! Elle a sa fille, je sais bien ; mais on ne se marie pas seulement pour être mère ; on se marie aussi pour avoir un mari. Que vous a-t-elle fait ? Elle s’est toujours bien conduite ; elle est douce, bonne, tout le monde l’aime. Il n’y a que vous qui, après l’avoir adorée, à présent, ne l’aimez plus. Et puis, croyez-vous que c’est pour fournir à vos débauches que j’ai travaillé ? C’était pour elle, ma pauvre petite ! Vous la privez de son bien, vous la volez !

Gervais haussa les épaules.

— Pas de gros mots, monsieur, dit-il.

Mais le vieillard reprit avec emportement en se levant :

— Ah ! vous avez tous les droits sur elle ! Son argent, son bonheur, tout ! Moi, je vous dis que ça n’est pas possible. Vous n’avez pas le droit de la tuer, peut-être ? Eh bien ! n’est-ce pas tuer une femme que la rendre malheureuse ? La santé, d’abord s’en va peu à peu, et puis vient une maladie et… l’on meurt. Et vous croyez que je souffrirai cela ? Je vous attaquerai partout, devant tous les tribunaux : je dirai du mal de vous ; on saura ce que vous êtes…

— Et vous perdrez partout, cher monsieur Denjot. Que voulez-vous ? la loi est la loi : la femme appartient à son mari, corps et âme, sauf les biens ; avec cette restriction qu’il n’est pas permis de la battre ; mais vous sentez bien…

Il se leva aussi, s’approchant de son beau-père et baissant la voix :

— Tenez, à votre place, cher monsieur Denjot, moi, je ne trouverais pas prudent d’irriter comme cela le mari de ma fille, un homme qui peut tout contre elle ; car enfin, vous le sentez, dans ce tête-à-tête à huis-clos, où l’autorité du mari règne, tout est possible : la femme, non-seulement physiquement faible, mais privée de tout droit ; l’homme non-seulement vigoureux, mais armé de tous les pouvoirs… Oui, à votre place, je prendrais bien garde. Le public n’est pas toujours-là. Le scandale même, ce scandale que les femmes craignent tant, parce que le monde le leur tient à déshonneur, il n’est pas toujours facile. Voyons, supposez que nous sommes seuls, elle et moi ici, comme nous le sommes vous et moi. Il fait nuit, la bonne dort là-haut, au sixième. Ma foi, les plaintes de votre fille, ses reproches, ou bien le souvenir de ceux de ses parents, m’agacent les nerfs. Je cède à la colère ; je la prends par le cou — remarquez bien, elle ne peut pas même crier — et je martèle un peu le mur avec sa tête. — On peut avoir de ces moments-là. — Ça ne paraît pas, ou bien, rien ne prouve que ce soit moi : puis encore, le respect humain, la crainte de violences nouvelles, la faiblesse de volonté cultivée par l’habitude, la séquestration même, enfin la famille, le nom, l’enfant, tout cela. Une femme peut souffrir ainsi des années sans qu’on le sache, ou que rien le puisse prouver, et, dans cette situation, un coup maladroit, la peur, la fatigue, que sait-on ? Une fièvre peut venir qui devient bientôt mortelle ; je vous le répète, ce n’est pas prudent.

— Ô mon Dieu : s’écria le pauvre vieillard en joignant ses mains tremblantes, j’ai donné ma fille à un scélérat !

ANDRÉ LÉO.

(La suite au prochain numéro).



MEMENTO

Il était question depuis longtemps de construire à Paris une immense salle où, comme à Londres, se tiendraient un café-concert, un bal, un théâtre, des acrobates et des danseurs. L’entrée en est complétement libre et les consommations sont taxées à des prix très-modérés.

Il paraît qu’aujourd’hui une grande société se forme par actions, pour élever sur le boulevart du Prince-Eugène cette immense cité du plaisir. On m’assure même que trois grands banquiers de la capitale auraient déjà réuni une somme de 1,500,000 francs pour en commencer immédiatement les travaux.

M. Ponsard est très-gravement malade. Sa santé inspire de vives inquiétudes à sa famille, ainsi qu’à ses amis.

— On sait que Fraschini devait créer le rôle de Don Carlos dans le nouvel ouvrage de Verdi. Ce célèbre ténor vient de refuser ce rôle, et il sera remplacé par M. Morère qui a été engagé instantanément.

— Dimanche dernier, a eu lieu à Sceaux la distribution des prix accordés aux ouvriers qui suivent les cours du soir, fondés dans cette ville par l’Association polytechnique.

La séance a été fort brillante. Des discours ont été prononcés par M. le sous-préfet, par M. Martelet, vice-président de l’Association, au nom de M. Perdonnet, président, et par M. de Lapommeraye, chargé de présenter le compte rendu des travaux de la section.

La section de Sceaux, qui a donné de prompts et réels résultats, s’est surtout distinguée par le succès des conférences faites dans cette ville ainsi qu’à Bourg-la-Reine, conférences dans lesquelles on a entendu M. Legouvé, de l’Institut : MM. Barral, Félix Hément, Jules Barbier, Daudet, le docteur Riant, etc.

M. le ministre de l’instruction publique accorde aux élèves un prix d’honneur et deux livrets de caisse d’épargne. Le prix d’honneur a été décerné à un ouvrier serrurier, le sieur Brindejonc. Son Excellence a conféré en outre le grade d’officier d’académie à M. Henri de Lapommeraye, chef du service des pétitions au Sénat, qui avait été le fondateur de l’enseignement dans la contrée.

— Laferrière doit créer le principal rôle dans les Amours de Paris, le drame de MM. Dennery et Lambert Thiboust, qui sera joué cet hiver à l’Ambigu-Comique.

Au même théâtre, l’on parle d’une grande pièce en vingt tableaux de MM. Ponson du Terrail et Jules Dornay, intitulée les Tripots.

— Les échos de la Gironde nous apportent jusqu’ici le bruit des succès de Suzanne Lagier à Bordeaux. Un jeune poëte se présenta l’autre jour chez la gracieuse étoile de l’Eldorado, armé d’un rouleau de papier, et lui tint ce langage :

« Mademoiselle, je vous apporte deux chansons que j’ai écrites spécialement pour vous, et je vous prie de vouloir bien me dire franchement quelle est celle que vous trouvez la meilleure… ! »

Suzanne Lagier prit la première de ces chansons que lui offrit le poëte, la lut d’un bout à l’autre et la lui rendit en disant : « J’aime mieux l’autre.

— L’autre… fit le clerc avec étonnement… mais vous ne l’avez pas encore lue…

— Ah !… répondit la spirituelle chanteuse en souriant gracieusement, c’est qu’il est impossible qu’elle ne soit pas meilleure que celle-ci. »

— Une découverte artistique des plus intéressantes vient d’être faite dans la cathédrale de Bourges. En réparant la chapelle de Sainte-Solange, on a remis au jour une magnifique peinture murale du quinzième siècle, représentant le Crucifiement. Un crédit de 1, 000 francs, assure-t-on, a été accordé par M. le ministre des beaux-arts pour la restauration de ce beau spécimen de l’art religieux au moyen âge.

— Encore un livre de filles à l’horizon. La librairie Dentu mettra en vente, la semaine prochaine, un volume non signé et portant le titre : Quand j’étais cocotte.

— Les engagements pour la troupe des Italiens de cette saison sont à peu près terminés.

Le ténor Fraschini et sa charmante nièce, Mlle Vitali, sont engagés pour 10 représentations seulement.

La Crossi ne point fera partie de la troupe, mais une ancienne étoile, de retour de l’étranger, Emma La Grua, en sera peut-être.

Les autres engagements faits sont ceux de la Patti, de Mario, de Pancani (ténor nouveau), du baryton Delle Sedie et de Zucchini et Scalese (buffi).

— Mlle Ernestina Sarut Urban, la prima-ballerina, qui a dansé l’hiver dernier aux Italiens dans Il Basilico, don Zephiro et la Fidenzata Valacca, ballet de Saint-Léon, se trouve en ce moment à Paris, de retour d’une campagne du théâtre de Cevent-Garden à Londres.

Elle est en pourparlers avec Vienne, Madrid et Paris pour cet hiver.

Espérons que M. Bagier saura retenir pour nous cette charmante danseuse.

— Ce soir, au nouveau théâtre Beaumarchais, première représentation de l’Honneur de la maison, drame en cinq actes, de Maurice Desvignes et feu Léon Battu, et du Muet de Saint-Malo, folie-vaudeville en un acte, de Varin et Desvergers.

Michel Morjé.

OPÉRA-COMIQUE

Reprise de Joseph, de Méhul.

I

J’ai beau monter et descendre toute la gamme des nuances qui séparent la nuit du jour, l’obscurité de la lumière, je n’en trouve point qui peigne au juste l’effet produit par la musique de Joseph sur un homme dont les oreilles étaient encore assourdies du tintamarre habituel de l’Opéra-Comique. Il y a là toute la distance qui sépare le bruit de la musique, et il faut savoir gré à ce théâtre d’avoir réparé, par cette heureuse reprise, toutes les fautes qu’il a eu à reprocher pendant la saison qui vient de s’écouler.

Aujourd’hui, placé entre une année musicale qui s’en va et une autre qui va bientôt commencer, que voyons-nous, en effet, si nous jetons un regard sur les derniers exploits de l’Opéra-Comique ?

Le Voyage en Chine, un vaudeville qui restera toujours complétement étranger à la musique ;

Fior d’Aliza, une fausse note arrachée au gracieux talent d’un aimable compositeur ;

Zilda, une œuvre aussi dépourvue de caractère que de sexe ;

La Colombe, erreur d’un musicien de talent, qui doit sa réputation à ses défauts autant qu’à ses qualités ;

Et enfin,

José Maria, sur lequel on connait notre opinion.

Voilà donc une saison musicale tout entière sans un seul petit acte pouvant se tenir sur ses pieds ? Et que voulez-vous que fasse un théâtre, sinon de revenir au passé, quand le présent fait si complètement défaut ?

« Place aux jeunes ! » je le veux bien, à la condition, toutefois, que la vocation et le talent se mettent de la partie. Quand donc tant musiciens manqués inscrivent impérieusement cette fameuse devise au frontispice de leurs partitions mortes en naissant, ne peut-on pas leur répondre : « Place aux œuvres qui vivent de l’éternelle jeunesse du génie ! »

En effet, le nom de Méhul nous ramène volontiers passé, nous reporte vers cette grande époque de la Révolution, qui a tant fait en France pour l’art musical.

C’est de là que date « l’entrée de la musique dans la patrie[1] ; » c’est la Convention qui, en créant le Conservatoire, assura à l’art social par excellence « l’asile honorable et l’existence politique dont une ignorance barbare l’avait trop longtemps privé[2]. » En ce temps-là, musique et musiciens avaient leur place dans toutes les manifestations nationales, dans toutes les fêtes de la liberté ; Méhul chantait son Chant du Départ, la Chanson de Roland, et tant d’autres hymnes patriotiques.

II

Mais arrivons à Joseph et à ses moutons. Après avoir fait, il y a cinq ans, une courte station au Théâtre-larique, le voilà qui reparait à la salle Favart, qu’il avait déserté pendant quinze ans. Il serait médiocrement utile de nous arrêter au livret de cet opéra ; tout le monde le connait, tout le monde sait qu’il est ennuyeux.

C’est à peine si nous pouvons nous permettre de jeter en passant un regard fugitif sur une notice placée en

  1. Rapport du députe Leclerc, nom de la commission d’instruction publique, 3 frimaire an VII.
  2. Discours de Parrette à l’ouverture du Conservatoire, 1797.