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tableau de la Femme au perroquet, moyennant 10,000 francs ; et aujourd’hui M. le comte de Nieuwerkerke nie avoir fait cette acquisition. Mais comme j’ai dans les mains les preuves de la vente émanées de l’administration et protégées par la signature de M. le comte de Nieuwerkerke lui-même, sa dénégation actuelle reste, selon moi, sans valeur, comme elle est sans raison explicable.

À cette occasion, monsieur, une correspondance s’est engagée entre M. le comte de Nieuwerkerke et moi ; et c’est à cette correspondance que vous faites allusion, en insinuant que « la bonne éducation » m’a fait défaut.

Sans doute, monsieur, si fréquenter les salons et les anti-chambres, solliciter dans les bureaux, courber l’échine, tendre la main aux faveurs, est à vos yeux une marque de bonne éducation, vous avez raison de me reprocher d’avoir été mal ou imparfaitement élevé ; et j’ai grand peur de mériter vos reproches jusqu’à la fin de mes jours.

Mais, pour être indépendant de caractère et d’opinions, on n’en connait pas moins les convenances sociales, et non sociables, comme vous dites en je ne sais quelle langue.

Voulez-vous vous en convaincre ? Je vous apporte un moyen facile. La correspondance que j’ai eue avec M. le comte de Nieuwerkerke se compose de trois lettres que j’ai écrites, et d’une que j’ai reçue. Imprimez-les toutes les quatre. Elles sont longues à la vérité, mais instructives, je vous réponds, et tout à fait de nature à intéresser le lecteur. Publication faite, vous serez forcé d’avouer que mes trois lettres sont d’une politesse que je ne crains pas de qualifier de méritoire, eu égard à la circonstance et à mon origine plébéienne ; tandis que pour celle de M. le comte de Nieuwerkerke, il pourrait y avoir discussion.

En lisant cette correspondance édifiante, vous vous convaincrez en outre, monsieur, qu’entre M. le comte de Nieuwerkerke et moi, il ne s’est jamais agi de la croix d’honneur, mais simplement de l’acquisition de la Femme au perroquet qu’il nie, et que j’affirme.

Quant à la croix d’honneur, que mon art m’avait value et que, selon vous, mon éducation imparfaite m’enlève, je n’ai pas à vous expliquer ici ce que j’en pense. Mais, sans me faire un mérite d’une indépendance qui est la loi de ma vie et la source véritable du talent qu’on me reconnaît, laissez-moi vous faire remarquer combien il m’eût été facile de ne pas « froisser l’administration » à la veille même de ces largesses du 15 août, auxquelles tant de gens attachent tant de prix. Je n’entends aucunement blâmer des manières de voir que je ne partage pas : et, croyez-le bien, quelque éloignement que j’aie toujours montré pour ces sortes de récompenses, je n’eusse jamais songé, — comme vous, monsieur, le jour même où on les distribue, — à les présenter comme un simple prix de politesse.

Je compte, monsieur, sur votre équité pour l’insertion de cette lettre : elle me dispensera de tout autre démarche.

Agréez l’assurance de ma parfaite considération.

Gustave Courbet.


DÉSENCHANTEMENT


Je sais une brune fille
    Dont l’œil brille,
De longs cils noirs abrité ;
Son regard est un mélange
    Bien étrange
De langueur et d’âpreté.

Ses cheveux, sombre couronne,
    Qui foisonne,
À l’entour de son front mat
Roulent leur gerbe opulente.
    Ondoyante ;
Sa voix du bronze a l’éclat.

Elle a taille et port de reine
    Souveraine,
Elle a ce je ne sais quoi
Qui frappe, fascine, attire ;
    On l’admire,
Et même plus, — malgré soi.

Près d’elle souvent je passe
    Et repasse
Pour la voir et l’écouter.
Je la désire et je tremble
    Tout ensemble
De l’aimer sans m’en douter.

Car sa beauté sans pareille
    M’émerveille,
Et je voudrais sans façon
Pouvoir lui dire : Je t’aime !
    Je crois même
Que je l’aime tout de bon.

Tudieu ! comme elle scintille !
    Jamais fille
Fut mieux faite pour l’amour…
Voilà pourquoi, moi, j’endêve,
    Je ne rêve
Plus que d’elle nuit et jour !

. . . . . . . . . . .


. . . . . . .



P.S. Eh bien cette brune fille.
     À la grille
De l’autel ; un beau matin,
En robe blanche est venue, —
    Je l’ai vue ! —
S’affubler d’un lourd crétin.

Ah ! c’est un vrai sacrilége, —
Me disais-je, —
En songeant qu’un malappris
Mettrait le soir sa main sale, —
     Ô scandale ! —
Sur tant de trésors exquis !

Ô fille idéale, aimée
    Parfumée,
De mes rêves la houri,
Hélas un mauvais génie
    T’a flétrie, —
C’est ton pleutre de mari !

Ernest Figurey.


HISTOIRE
D’UN
FAIT DIVERS
(NOUVELLE)
Suite.

Tandis que cette jeune femme se rendait à pied, lentement, de la place Saint-Victor à la rue Saint-Denis, elle repassait en elle toute sa vie antérieure, depuis l’enfance jusqu’à présent, depuis son désir de l’oiseau bleu jusqu’à ce vide qu’elle éprouvait au cœur aujourd’hui. Elle n’avait pas dix-huit ans quand on l’avait mariée. Son prétendu ne lui plaisait pas d’abord. Il avait plus de trente ans et l’intimidait beaucoup avec ses yeux perçants et sa barbe noire. Elle n’avait pas encore désiré de se marier. Mais M. et Mme Denjot, le père et la mère d’Emmy, faisaient sans cesse l’éloge de M. Talmant. Il avait offert des cadeaux superbes ; puis elle songeait aux splendeurs de la noce, au plaisir d’être mariée avant toutes ses jeunes amies qui l’enviaient, de porter des bijoux et de beaux châles, d’être appelée madame et d’avoir un salon à elle, où elle recevrait du monde ; enfin d’être maîtresse en tant de choses où il lui fallait toujours consulter sa mère et lui obéir.

À l’église, elle avait prié de tout son cœur et s’était sentie émue ; elle avait alors pris la résolution d’aimer son mari, et de surmonter la crainte qu’il lui inspirait. Il l’aimait tant alors ! il était si complaisant et si bon pour elle que, décidément, elle l’avait aimé tout à fait et s’était donnée à lui de toute son âme. Pendant près d’une année ils avaient été heureux. Mais depuis la naissance de Paulette, Gervais n’était plus le même : il fuyait la maison de plus en plus ; il était devenu sévère, grondeur, emporté. Loin de prévenir, comme autrefois, les désirs de sa femme, il ne lui accordait qu’avec peine ce dont elle avait besoin. Plus de ces adorations, de ces enthousiasmes qui, d’abord, l’avaient étonnée, qu’elle avait acceptés ensuite, et qui, enfin, lui étaient devenus nécessaires, puisqu’elle n’avait rien à faire en ce monde qu’aimer son mari. Elle avait donc pleuré, gémi de sa solitude ; elle s’était trouvée malheureuse.

Souvent, elle prenait sa fille dans ses bras et l’embrassait à l’importuner ; souvent, la contemplant avec amour, elle cherchait dans cette petite âme la tendresse intelligente qui donne autant qu’elle reçoit ; mais elle ne parvenait qu’à fatiguer et ennuyer l’enfant. L’enfant avait tout à recevoir et rien à donner. Emmy n’avait donc pour consolation que le dévouement ; mais, à vingt-et-un ans, presque enfant elle-même encore, elle ne trouva pas que ce fût assez.

Cependant, ne pouvant mieux, elle s’était efforcée de se distraire. Elle avait plus fréquemment visité ses amies et sa mère. Celle-ci lui avait assuré que l’amour ne dure jamais qu’un temps, et qu’ensuite il suffit au bonheur d’une jeune femme d’être bien mise, d’avoir une maison convenable, de faire des visites, de recevoir ses parents et d’aller chez eux. Le père ajoutait que, puisque M. Talmant était agent d’affaires, il était bon qu’il sortit et vit du monde, et qu’il fallait songer à la dot de Paulette, qui serait bonne à marier dans quinze ou seize ans.

Emmy s’était donc résignée, et comme endormie dans sa vie uniforme de petits soins journaliers. Mais l’aventure de ce jour, cette rencontre de son mari venait de tout remuer en elle, et c’était un tumulte de réclamations passionnées, de colères, d’indignations qu’elle ne pouvait apaiser. Si Gervais la trompait !… S’il avait une maîtresse !… Oh ! pourtant, c’était trop indigne ; elle ne pouvait pas accepter cela. Elle, à son âge, délaissée, méprisée ainsi ! Elle était digne d’être aimée cependant, et à la place de Gervais, bien d’autres… C’est alors qu’elle revoyait le regard de M. Martel, ce regard timide et brillant, tout chargé d’amour, et c’était lui que dans sa pensée elle prenait à témoin de l’injustice qui lui était faite. Il lui semblait le seul à qui elle pût s’en fier pour la sentir profondément, aussi profondément qu’elle même. Jusque-là, elle n’avait fait que sourire, par vanité, de la passion de ce jeune homme. Il devenait tout à coup son ami, presque son protecteur.

La nature humaine est une. Affirmation trop naïve, si elle n’était nécessaire en face des différences extrêmes que l’on veut établir. On aura beau prêcher deux morales pour l’homme et la femme, il se produira toujours dans la conscience ce double fait : que toute injure inspire le désir d’une revanche ; qu’une rupture du contrat par l’un des contractants semble délier l’autre — du moins quant à ce qu’il doit à celui-là.

Emmy, qui n’était point raisonneuse, n’entra pas dans ces réflexions ; mais elle pouvait n’en glisser que mieux sur la pente où elle se trouvait, quitte à s’éveiller plus tard à quelque rude choc et à mesurer d’en bas la hauteur de sa chute. Elle en était à se rappeler le prénom de M. Martel, Olivier, qu’on avait prononcé devant elle une fois. Elle trouvait ce nom-là tout à fait poétique et doux, lorsqu’à l’entrée de la maison paternelle elle s’éveilla en se disant : — Mais, après tout, Gervais aura peut-être songé à quelque affaire de l’autre côté de l’eau, et il aura renoncé à son voyage de Saint-Germain. S’il en est ainsi, nous l’aurons à dîner ce soir, chez ma mère, et mon imagination et celle de Victorine auront travaillé pour rien, heureusement.

M. et Mme Denjot, les parents d’Emmy, tenaient, depuis vingt-cinq ans, une boutique de mercerie dans la rue Saint-Denis, à la hauteur de la rue du Petit-Lion. Contents d’une belle fortune qu’ils avaient amassée, ils fermaient tous les dimanches à midi précis et consacraient le reste de la journée à recevoir leur fille et leurs amis. Depuis longtemps, la jeune femme venait seule à ce rendez-vous de famille. Elle y trouva Paulette, que la bonne avait amenée, et deux ou trois vieux amis ; mais Gervais n’y était pas et ne parut point de toute la soirée. On fit après le dîner une promenade sur les boulevards, puis on prit des sirops dans un café. La soirée était belle ; on voyait la foule se presser à la porte des théâtres illuminés.

— Il ne me mène plus au spectacle, se dit Emmy ; c’est qu’il y mène une autre, sans doute. — Elle étouffait de chagrin, de colère et de dépit, et se promit d’éclaircir à tout prix ses soupçons.

M. Talmant rentra dans la nuit et ne parla ni le lendemain, ni les jours suivants qu’il ne fût point allé à Saint-Germain. Emmy était froide et boudeuse ; il ne s’en aperçut même pas.

M. Martel vint plusieurs fois pendant cette semaine pour parler à M. Talmant. Et bien que celui-ci ne reçût qu’à deux heures de l’après-midi, c’était toujours à une heure qu’arrivait M. Martel.

— Après son déjeuner, vous trouverez toujours M. Talmant au café… avait dit Emmy. Mais le jeune homme sans doute n’avait pas entendu, et cet avis n’avait pas été répété