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Cet antre aimé était le rendez-vous de prédilection des Lausannois, et, pour ainsi dire, l’antichambre du Grand Conseil et du Conseil d’Etat et le laboratoire de nos principaux mouvements politiques. Durant les années qui suivirent 1830, on y rencontrait des libéraux frondeurs, qui reprochaient au gouvernement d’être méthodiste et ne se doutaient pas de ce que devait être le lendemain. Le Dr Verdeil, l’avocat Pellis, Henry Bory, Pache « le directeur des débats », Blanchenay, de Weiss, Druey, Guignard, l’avocat Vulliet, etc. étaient les hôtes assidus de l’établissement. Ce fut au Casino, non chez Morand, que se prépara la révolution de 1845 ; cependant Morand en subit le contre-coup : il fut déserté pour un temps par les conservateurs qui élurent domicile dans la « pinte à Cavin », aujourd’hui café Blanc, rue d’Etraz. Petit à petit, néanmoins, les étudiants reprirent le chemin de Morand. Et l’on eut, pendant plusieurs années, raconte le journaliste Fehr, cette situation curieuse : « La salle de devant était radicale ; les Veillon y régnaient en maîtres ; la salle de derrière était conservatrice ; les jeunes disciples de Vinet, de Monnard et de Gindroz, bien qu’imprégnés de leur esprit, jouaient aux dés en mangeant des berthouds arrosés de fioles multiples. Au centre, dans sa cuisine, papa Morand chambrait le rouge des blancs, avec le même soin qu’il frappait le blanc des rouges, propice aux vaincus comme aux vainqueurs. »

Malgré sa sagesse, les passions de l’époque firent irruption jusque dans son office. Il y eut des rencontres célèbres, des « piles » inoubliables, des chaises et des bouteilles cassées, etc. L’apaisement se fit peu à peu, et, avant de prendre sa retraite, Morand eut la joie de voir, de nouveau, les conservateurs entrer devant et les radicaux derrière. Les discussions étaient parfois encore très vives. Mais les heures de fraternité n’étaient pas rares. On trinquait ensemble. On voyait alors, côte à côte, Blanchenay, Delarageaz, Briatte, Pittet, Verret, conseillers d’Etat, puis Gaullieur, Hurt-Binet, Correvon-Demartines, l’avocat de Miéville, Guignard, le D’Hoffmann, le bouillant Eytel, l’avocat Aneth, le colonel Wenger, le préfet Dor et cent autres.

Plus tard, c’est le gouvernement de 1861 qui vient au café en sortant de ses séances. Il y trouvait Blanchenay, dont la défaite n’avait pas modifié les habitudes, le paradoxal Victor Perrin, Emile de Crousaz, le spirituel Charles de Gingins-d’Eclépens, le colonel Aymon de Gingins-La Sarraz, l’avocat André, le peintre La Case, physionomie caractéristique du vieux Lausanne et bien d’autres notabilités.

« Aujourd’hui, écrivait en 1891 M. A. Bonnard, rien à Lausanne ne rappelle Morand. C’est sans doute un triomphe pour la Croix-Bleue. Mais croyez-moi, cet antre avait du bon. Des gens d’opinions et de milieux très divers s’y rencontraient, y discutaient et s’y disputaient. Aujourd’hui ils ne se rencontrent pas ; ils sont beaucoup plus éloignés les uns des autres. »

Depuis que M. Bonnard émettait ce jugement, le temps a marché ; il s’est fait un rapprochement marqué, mais cette école de discussion ne s’est pas reconstituée.