Page:Colet - Lui, 1880.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 41 —

blancs et effilés ; mais je ne m’enivre que lorsque je souffre trop et que le désir impérieux d’oublier la vie me fait envier la mort.

Tout ce qu’il me disait à propos de ce bienfait de l’ivresse dont on l’accusait d’avoir pris l’habitude me causait une sorte de malaise ; je ne comprenais pas même la force réelle que le vin prêtait à sa santé défaillante et qui insensiblement en avait fait pour lui une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste, quand le souffle manqua à ma marche, l’air à ma respiration, l’étreinte à mes mains maigres et amollies, j’approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage qu’elles avaient repoussé si longtemps ; insensiblement il me ranima, et, s’il avait vécu encore, lui, mon grand et bien-aimé poëte, je lui aurais demandé de célébrer en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Anacréon avait chanté les vins de Crète et de Chio.

— Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais, continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu’il y a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par lesquels les grands poëtes de l’antiquité, et les vrais poëtes modernes l’ont célébré ; croyez-bien que tous l’ont aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu’on aime. Mais je deviens pédant et j’oublie de vous dire que j’ai vu Frémont ce matin, ou plutôt, j’hésite à vous le dire, car je n’ai pas une bonne nouvelle à vous donner.

— Je devine ; votre éditeur refuse mes traductions.

— Il les a refusées d’un ton qui m’a fait soupçonner