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souviens encore que lorsque les larges pieds des vignerons foulaient la vendange au château de mon père, je fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j’allais bien loin m’asseoir sur quelque hauteur pour respirer le vent du ciel.

— Avec vos cheveux que le soleil empourpre et dore en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dédain pour le breuvage que tous les peuples ont appelé divin, a quelque chose d’affecté et de maniéré qui n’est pas digne de vous.

— Mais je n’affecte rien, je vous jure ; c’est en moi un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance cesserait, je vous promets d’essayer de boire avec vous.

— Oh ! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes ! N’est-ce pas, vous ne croirez pas ce qu’on vous dira de moi : que je m’abrutis, que je me jette tête baissée dans cet oubli de l’ivresse ? Non, non, je vois sciemment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je m’abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur est déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre, chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le vertige et l’envie de l’imiter.

— C’est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je ; ne peut-on s’étourdir par l’amour, par le dévouement, par le patriotisme, par la gloire ?

— J’ai essayé de tout, et l’oubli seul est là, répliqua-t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts