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blait regarder dans l’espace ; son visage avait l’expression de celui d’un somnambule. Voilà bien des années que j’ai des visions et que j’entends des voix. Comment en douterais-je quand tous mes sens me l’affirment ? Que de fois, quand la nuit tombe, j’ai vu et j’ai entendu le jeune prince qui me fut cher et un autre de mes amis frappé en duel devant moi ! Mais ce sont surtout les femmes qui ont ému mon cœur ou que j’ai pressées dans mes bras qui m’apparaissent et m’appellent ; elles ne me causent aucun effroi, mais une sensation singulière et comme inconnue à ceux qui vivent. Il me semble, aux heures où cette communication s’opère, que mon esprit se détache de mon corps pour répondre à la voix des esprits qui me parlent. Ce ne sont pas toujours les morts qui viennent ainsi me dire : Souviens-toi ! parfois les vivants, les absents éloignés et ceux qui sont près, mais qu’on délaisse, frappent aussi à mon cœur où ils eurent autrefois leur place ; leur souffle en passant fait tomber l’oubli qui les couvrait ; ils se raniment, ils se dressent en moi comme des spectres se dresseraient tout à coup des tombeaux dont on aurait levé la pierre ; je les revois dans leur jeunesse et leur beauté ; la décomposition ne les a pas atteints ; ils ne s’altèrent, ne se transforment et ne m’épouvantent que si, m’élançant à leur poursuite, je m’obstine à la recherche de leur destinée mystérieuse.

Je me souviens qu’une année je rencontrai sur la plage de la Bretagne, à des bains de mer alors peu fréquentés, une jeune Anglaise de seize ans ; elle était