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ment attendrie pour m’effaroucher ; je ne sais quoi de chaste et de rayonnant planait sur le grand poëte. Je sentais en lui un frère à consoler, et mes larmes involontaires tombaient sur ses mains et répondaient à ses caresses.

— Oh ! vous voyez bien que je vous aime, murmura-t-il, et que vous pourrez faire de moi un autre homme.

— Ce que vous aimez, Albert, lui dis-je, c’est l’amour ! c’est votre souvenir ! c’est elle ! c’est Antonia ! car lorsqu’on a aimé de la sorte on n’aime qu’une fois.

— Non, non, reprit-il d’une voix impérieuse, écoutez-moi bien. J’ai encore deux choses à vous dire, deux choses que j’oubliais et qui vous convaincront.

Je n’avais jamais revu Antonia depuis tant d’années, le hasard bienfaisant m’avait servi ; jamais il ne la fit trouver sur mes pas. Je l’apercevais toujours à travers mes souvenirs, jeune, irrésistible dans son impassibilité terrible et dans la puissance formidable qu’elle avait exercée sur moi. Mais il y a de cela un an, un soir au foyer des acteurs du Théâtre-Français, j’avais la tête levée pour mieux voir un portrait de Mlle  Clairon ; j’entendis venir à moi et m’appeler par mon nom ; j’abaissai mon regard, et je vis une femme d’une tournure et d’une mise vulgaires, à l’éclat des yeux seuls, je reconnus Antonia. Son teint s’était altéré, ses joues et tous ses traits avaient l’affaissement de la vieillesse ; elle fumait une cigarette qui finissait en ce mo-