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d’un souffle pareil, animés par leurs mères d’un seul esprit, poussant, pour ainsi dire, sur une tige unique, et grandissant sous l’influence de la même atmosphère. Mais nous, rejetons tourmentés d’une société orageuse et corrompue, marâtre de ses enfants divisés, et plus cruelle dans ses phases de fureur que l’état sauvage, de quel droit nous étonner, après tant de discordes publiques et d’exécutions sanglantes, du divorce incessant des cœurs et de l’impossibilité des liens intimes ? L’amour est frappé d’incompatibilité comme la politique. Les individus participent des masses ; toutes les idées ont été déclassées, conspuées, jetées au vent. Comment se pourrait-il qu’elles pussent rentrer dans nos cerveaux dans l’ordre d’autrefois, et qu’elles en sortissent de nouveau avec la signification ancienne ? Le bouleversement s’est fait dans les mœurs autant que dans les lois, le souffle de la révolution a atteint jusqu’à l’amour.

Avais-je bien le droit d’en vouloir à Antonia de ses préjugés ou de ses instincts de race et de l’empreinte indélébile d’une éducation monastique ? N’avais-je pas aussi mes penchants irréfrénables, qui entraînèrent en rugissant, comme une trombe qui passe, ce qu’il y avait de meilleur en moi ?

Un jour, Albert Nattier survint comme j’étais absorbé par ces réflexions que me suggérait sans cesse le souvenir ineffaçable d’Antonia, et qui la justifiait, selon moi. Je fis part de ces idées à mon sceptique ami :

— Fort bien, répliqua-t-il d’une voix mordante ; vous autres poëtes rêveurs, vous vous livrez à de si