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paysanne, nommée Marguerite, que j’avais fait venir autrefois de Picardie et qui m’était dévouée.

Il ne me restait que deux mille francs de rente ; c’était presque la misère après la fortune que j’avais eue, mais je possédais deux opulences et deux splendeurs qui planaient et rayonnaient sur toutes les gênes mesquines et vulgaires, comme un beau soleil sur des landes. J’avais un magnifique enfant, un fils de sept ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi, et j’avais dans le cœur un profond amour, aveugle comme l’espérance et fortifiant comme la foi. J’attendais tout de cet amour, et j’y croyais comme les dévots croient en Dieu ! Jugez quelle énergie j’y puisais pour vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté et quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n’était pas ce bonheur ou mes joies de mère. Cependant l’homme que j’aimais était un sorte de mythe pour mes amis ; on ne le voyait chez moi qu’à de rares intervalles ; il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique de l’art à un grand livre, disait-il ; j’étais la confidente de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m’arrivaient et, tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa volupté radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s’ouvrait et se refermait à volonté à ces sensations puissantes.

J’avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les années mornes de mon mariage ; je m’étais trouvée, jusqu’à trente ans, dans un isolement si triste, qu’au