Page:Colet - Lui, 1880.djvu/314

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 293 —

sur nous, et quelques minutes après, le héros d’un des épisodes de sa vie roulait sur la route d’Italie.

— Eh bien ! dis-je, voulant affecter d’être indifférent, qui va-t-elle aimer à présent ?

— On parle du pianiste Hess, répliqua Frémont qui me quitta sur ce mot.

Pauvre Tiberio, pensai-je, aussitôt que je fus seul ; lui aussi, quoiqu’il ne soit pas poëte, va traîner son deuil sur les lagunes de Venise qui m’ont vu pleurer ! Mais tout à coup j’éclatai de rire, comme si l’ombre moqueuse d’Albert Nattier m’était apparue. En vérité, me disait une voix ironique, c’est bien à toi de le plaindre !

Puis je songeai : Elle va donc aimer ce pianiste allemand ? Les dernières paroles de Frémont me revenaient.

— Mais qu’elle aime le diable ! m’écriai-je en me promenant dans ma chambre plein de rage contre mon propre tourment. Il est des heures où l’on voudrait s’arracher le cœur et le souvenir. Hélas ! on n’a pas ce pouvoir sur la part immortelle de soi-même.

Ce que je redoutais le plus, c’était de me trouver subitement face à face avec elle, soit dans la rue, soit au théâtre. Rien d’horrible comme ces rencontres fortuites où passe près de nous, comme un inconnu, l’être que nous avons le plus aimé. Cette tête indifférente a pourtant reposé sur notre sein ! Cette bouche froide et muette nous a pourtant prodigué ses caresses et ses paroles d’amour ! Je sentais que si elle m’était ainsi tout à coup apparue, ou je serais tombé inanimé de-