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man, et me priait de les lui porter hier en allant déjeuner avec elle. J’arrivai à l’heure indiquée ; je la trouvai en compagnie du pauvre Tiberio qui, triste et défait, me tendit la main et me conjura d’intercéder pour lui.

— La carissima donna voulait l’éloigner sous prétexte qu’il vivait oisif à Paris, qu’il avait sa carrière à faire et qu’elle se reprocherait toute sa vie d’y avoir été un obstacle. Mais à quoi songeait-elle donc là ? poursuivit-il ; qu’importe que j’exerce ou non mon métier de docteur à Venise ; je ne veux vivre que pour elle ; je suis un vermisseau qu’elle peut écraser. Oh ! bellissima, vous savez bien que mon esclavage m’est plus cher que la terre natale, ajouta-t-il en s’adressant à Antonia.

Elle jeta une bouffée de fumée de sa cigarette au plafond, et répliqua d’un ton grave :

— Mon cher enfant, l’art m’impose des sacrifices ; vous êtes pour moi une distraction incompatible avec le travail de l’esprit. Je me dois au public, je me dois à ma célébrité, et il faut nous séparer pour que j’accomplisse la mission de mon intelligence. Je ne vous quitte que pour l’idéal, ainsi ne soyez pas triste, mon beau Vénitien.

Casta donna ! s’écria le candide Tiberio, vaincu par l’euphonie de ce langage éthéré, ô musa nobilissima, je vous obéirai, mais j’en mourrai.

— Bah ! répondit Antonia en riant ; je vous promets d’aller vous revoir l’automne prochain à Venise.