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mille et mes amis laissèrent échapper un cri d’épouvante en me revoyant ; bien plus grande encore eût été la compassion, si l’on avait pénétré le ravage effrayant de la blessure de l’âme. À quoi allais-je me rattacher ? De quel sentiment pourrais-je vivre ? J’ai toujours peu tenu à la gloire, puisqu’elle ne peut nous donner l’amour. C’est une vérité devenue banale qu’elle nous suscite des envieux et des détracteurs, et détourne de nous les cœurs qu’elle devrait attirer. La puissance de l’esprit, par cela même qu’elle est incontestable et illimitée, parait une tyrannie à ceux qui sont forcés de la reconnaître. Nous avons beau être naturellement tendres et dévoués et nous faire humbles, on nous sent superbes, éclairés, scrutateurs ; nous effrayons et l’on nous condamne à l’ostracisme de l’isolement.

Antonia elle-même qui devait cependant, par affinité, être partiale envers les poëtes, ces éternels proscrits du monde, ne m’avait-elle pas dit à propos de Tiberio ce mot cruel : « Il a la bonté qui vaut mieux que le génie ! »

À ceux qui n’ont aucune supériorité visible, on prête volontiers des trésors cachés, tandis qu’on refuse jusqu’aux qualités communes aux êtres exceptionnels doués de dons plus rares. La passivité est une sorte de culte et de soumission qui flatte les cœurs médiocres, tandis que tout empire s’exerçant, même sans le vouloir, effarouche leur orgueil inquiet.

Dans l’abandon où me jetait Antonia, je subissais cette navrante humiliation de la destinée et du malheur