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à coup s’apercevant que Zéphira me suivait, elle se mit à courir et disparut dans le fond de l’étroite galerie. Je me précipitai sur ses pas, mais je ne pus l’atteindre. J’arrivai en la poursuivant en vain dans un salon où un jeune marquis milanais, déguisé en Ludovic Sforce, était seul à une table de jeu ; il me proposa d’être son partenaire et je m’assis machinalement pour prendre haleine. Je jouai d’abord avec distraction, j’étais préoccupé de cette figure de femme qui venait de m’apparaître ; qui donc était-elle ? Négra ? c’était impossible ; comment cette inculte et pauvre Africaine aurait-elle songé à ce costume historique ? puis cette femme m’avait paru plus grande que la danseuse dont l’image me poursuivait depuis son triomphe de la Fenice. Elle avait jeté dans mes sens une fièvre inusitée et, je dois l’avouer, un désir tenace de la revoir. Insensiblement le jeu calma l’agitation de mon sang ou plutôt en changea l’objet. Je jouais avec un bonheur persistant qui irritait le marquis milanais et le poussait à doubler son enjeu ; je me sentais aiguillonné par la soif du gain, passion qui m’était inconnue et dont je me croyais incapable. L’or s’amoncelait près de moi, mais comme je commençais une partie nouvelle, un frémissement de robe me fit lever la tête, et je vis au-dessus de l’épaule de mon partenaire la Vénus de Pâris Bordone ; elle se tenait immobile, me regardant de ses yeux brillants à travers le masque ; je me mis à la considérer et je ne jouai plus qu’avec distraction. À la cambrure souple de la taille, je me disais : C’est Négra ; cependant les