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la Fenice en impresario consommé, avait fait composer un ballet pour les débuts de Mlle Négra, une perle enfouie dans les impasses de Venise et découverte un beau jour par un poëte français qui l’avait mise en lumière. C’était en ces termes que les journaux de la ville et les affiches du théâtre annonçaient depuis huit jours la petite Africaine, m’associant à sa gloire présumée, mais sans me nommer, grâce au ciel.

Le ballet destiné à servir de cadre à la grâce de Négra n’avait pas coûté de grands frais d’imagination à son auteur. C’était toujours la vieille histoire d’un pacha blasé, voulant repeupler son harem et faisant défiler une à une devant lui les femmes qu’un marchand d’esclaves lui amenait. Quand la toile se leva, le gros pacha était assis sur des coussins, fumant sa longue pipe d’ambre et regardant à travers la fumée du tabac embaumé les beautés qui se trémoussaient pour lui plaire. Il fit une moue dédaigneuse aux quatre premières danseuses, qui se balancèrent, s’arrondirent et pirouettèrent en le regardant. Mais tout à coup Négra parut, elle glissa devant le pacha sans s’arrêter et comme épouvantée de sa corpulence. Ce fut elle qui, d’un geste de mépris, eut l’air de lui dire : Je m’appartiens ! Cette pantomime, qui n’était pourtant pas dans l’esprit du ballet, fut accueillie par de vifs applaudissements. Il est vrai que Négra était d’une beauté si étrange, si nouvelle, qu’elle s’emparait des sens comme par magie. C’était comme ces vins rares du midi, rayons liquides du soleil, qui montent à la tête dès le