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Quand nous passâmes au salon et que Stella se mit au piano pour me faire entendre notre barcarolle, Zéphira, un peu chancelante, s’affaissa sur une ottomane et s’y endormit presque aussitôt.

Nos bravos et nos battements de mains, à chaque couplet de la prima donna, ne troublèrent pas son lourd sommeil ; si bien que je pus m’esquiver seul, malgré le serment qu’elle m’avait arraché, en choquant nos verres, de la reconduire chez elle à minuit.


xiv


L’air frais de la nuit dissipa instantanément les vapeurs brûlantes que le souper, le vin, les provocations de la danseuse et le chant passionné de Stella avaient fait courir dans mon cerveau ; je me sentis tout à coup morne, désolé, et comme frappé d’abandon dans cette grande ville étrangère.

À la lueur vacillante des lanternes de ses gondoles, Venise noire et silencieuse flottait devant moi. On eût dit un immense cercueil éclairé par des cierges. Il me semblait que c’était mon cœur qu’on ensevelissait, et que jamais il ne renaîtrait plus à la vie et à l’amour. Je me pris à pleurer sur moi-même, comme on pleure sur un être qu’on aime et qui vient de mourir ; pourquoi ce deuil avant-coureur ? pourquoi ce présage ?